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C’est ma main qui vous parle. Vous l’entendez ?

Le soleil derrière les arbres apparaît. Une larme à l’orée de ma bouche reflète l’horizon apaisé.  

J’ai mal.

Je ne sais pas d’où vient ma douleur. Je l’ai compris en écrivant. En criant sur la page des images mélangées, photographies mentales d’un passé non-vécu.

Le geste empressé de tourner les pages, j’écris comme je lutte, je lutte comme j’écris.

La première fois, j’avais six ans. Écrire. Sans souvenir, sans tâche, un geste qui commence comme une courbe d’orbite, je ne sais pas ce qu’il se passe. Sans penser, je délie, j’écris – Poésie.

Mais cette douleur –

Une douleur dans le corps.

C’est ma main qui vous parle. Vous l’entendez ?

Comme des bruits métalliques entre chaque phalange, ça craque, une puissante éparse mélancolie s’empare de l’enfance – elle –ne s’écrit pas.

Une bâtisse de pierre, des vignes, une lumière hors-saison éclaire l’intérieur de l’être. Débuter. Des mots comme des pas de danse s’enchainent, c’est l’ennui qui dessine le départ de tout. À l’extérieur de soi, l’importance de trouver les lettres sur son chemin, les graviers qui composent la mélodie indicible des premiers récits.

Je suis inconsciente de ma douleur – pas encore, déjà. Pour toujours ? 

Des espaces entre chaque phrase. Des années entre chaque pensée. Un fleuve entre mes poèmes s’impose, j’apprends à nager, j’apprends à respirer sous l’eau, noyée par avance au cœur d’une montagne de glace.

Gelée par la peur de ne pas savoir dire.

Découper les pages, les photos, les images, les membres de mon corps échappé – Qui est cette femme en moi qui s’écrit ?

C’est mon cœur qui parle. Vous l’entendez ?

La deuxième fois, j’ai douze ans. Les adultes – les spectres – regardent ailleurs, ne voient pas la douleur qui s’applique à jouer aux ombres chinoises dans le vent printanier. Des larmes, des possibles retours vers soi évités, conservés précieusement par l’enfant dans le livre. Vingt, trente pages, un peu moins peut-être, mais un volume qui fait comprendre qu’il est possible de se livrer dans la substance – de s’oublier dans la forme de la lettre, dans l’odeur des cyprès tout autour, dans ce que je perçois pour la première fois comme le seul, le vrai, le pur silence de l’écriture.

Le bruit – Un mot pas assez précis pour décrire le vacarme interne. Des cordes tendues entre les organes, des liens d’acier entre les êtres, des nerfs déchirés dans la main qui se tue à la tâche – elle commence à comprendre l’exquise sensation.

Les bruits se transforment en silence en même temps que la lettre se transforme en mot. La douleur se transforme en neige en même temps les bruits s’affadissent. Processus incomplet – puissance du trait sur la page, un déchaînement impassible et solitaire – elle commence à comprendre l’exquise sensation.

Elle – Une apparition sombre, double, venue de quelque part que je ne connais pas. Ce n’est pas un champ, ce n’est pas une belle étendue de verdure fraîche et souple, ce ne sont pas non plus les rives épargnées d’un océan brûlant. C’est un lieu de passage, une entrée sans mur, une ligne diagonale au milieu d’un désert. La lumière y est parfaitement inégale, distribuée en salves sur mon front tendu vers le ciel. Je n’ai plus peur d’utiliser le mot mystique. Car telle est ma douleur.

La troisième fois, j’avais quinze ans. Des souvenirs en surimpression, une ville, des rues, des paroles répétées : c’est ça, faire semblant d’être grande. Une graine de désir posée sur les tempes, un ouragan dans les tripes –

C’est ma colère qui vous parle, vous l’entendez ?

Arrivée comme ça, sans crier gare. Les bruits sont partis. Voyageurs. Le clavier s’impose comme une évidence. Écrire comme une grande, me dis-je, ça doit ressembler à ça. Lunettes posées sur nez, c’est un jeu, c’est un drame. Je veux écrire un drame ; les peines, les déboires d’une jeune femme – elle – le sexe aussi, la moiteur des peaux,  la litanie des déceptions amoureuses, la lenteur du désespoir puis enfin, la mort. Entre les pages de ce livre     qui n’en est pas encore un, il faut hurler. Rentrer de l’école et hurler. Oublier être une enfant et partir ailleurs, par les mots, entrer sans préambule dans un monde – le désirer sans fin – dessiné par mes soins. Répandre la douleur dans la vie des autres, fantômes ; c’est ça, exactement, la fiction des débuts.

J’ai peur de l’invention maladive parce que j’ai l’habitude du mensonge qui rôde dans la maison, derrière les portes, derrière tous les sourires. Ma peur est un réflexe. Ça ne dure pas, ce chemin-là de l’invention pour parer à l’incompréhension : c’est une route sans issue. Je comprends vite, je sors de l’enfance comme d’un étau étouffant. C’est l’envie de savoir, de comprendre qui pousse mon corps à se vivre autrement. J’ouvre un journal et je déverse en lui les mots d’une autre pour ne pas dire les miens. Le masque se construit peu à peu – elle. Une naissance surgit au milieu de ma vie, avec les personnages et leurs multiples voix apparaissant dans l’ombre d’un désir inavouable.

À vingt ans, j’écris la sève et le sang, les mains gantées comme sur un ring. Dans les chambres enfumées, les larmes brûlantes dans l’hiver gelé, je touche à l’interdit, à la passion des mots tout en secret d’alcôve. Une forme de romantisme longtemps trouvé dans les livres s’installe dans ma vie. Poèmes. Je cherche, je cherche, je cherche et je trouve dans ces espaces de contemplation quelque chose qui se rapproche de moi. Elle disparaît peu à peu.  

Il fait froid au Québec et j’écris ce corps loin des siens comprenant mon droit à la souffrance. Délivrée du lien national, je débusque un à un les pièges posés sur ma mémoire par mon cœur empiété. Seule, enfin, j’offre à mes mots leur musique et mon corps à son désir.  

Nue dans une pièce éclairée par la flamme d’un briquet élimé, j’écris, je pense, je baise.

« Où est la poésie là-dedans ? »

Il y a des trous dans mes mots, des trous dans ma vie, des trous dans ce texte.

Vingt-et-un ans. J’allume une cigarette appuyée sur le mur. Mes pleurs font des sillons salis par la honte sur mes joues. C’était donc ça, sortir de soi.

(Entre ces lignes et les prochaines, j’ai commencé un nouveau livre – Une porte s’ouvre, des étranges liens se construisent et je comprends mieux le sens de cet élan.)

Il y a quelques mois, j’ai vécu un évènement psychique et corporel digne d’une catastrophe naturelle provoquée par des failles dans des sols ancestraux. Une secousse interne, dont la déflagration est allée jusqu’à secouer l’océan entre moi et les autres. Une onde de choc, un pont qui se créée entre les mondes, entre les pensées, entre les douleurs, entre les savoirs aussi, entre le jour et la nuit. Des rêves, des cauchemars, des larmes et un cri, aigu, sorti au début du matin – des mots, des images, des phrases déchirées allongées presque mortes, des souvenirs, des flashs, sous-entendus épars, injonctions, pilules, chambre jaune et barreaux aux fenêtres, des femmes et hommes, des blouses blanches – un évènement psychique et corporel qui change mon écriture.

Sans savoir où je vais, je me dirige là où les mots me mènent. C’est de savoir que je dois me dépasser qui me pousse toujours un peu plus dans la découverte littéraire. Dans les points d’interrogation du quoi et du comment inaliénables d’unité que je cherche les réponses à toutes les autres questions. Par le dialogue entre le passé et le sang battant activement dans mes veines que je trouve le tempo de ces lignes allumées. Au-delà de la tension dans mes mains, je marche en avant, les yeux rivés sur l’horizon. Ne pas manquer une marche, ne pas tomber par terre.

Je tiens, équilibriste, debout sur une longue liane. Autour de moi des ponts, des autoroutes, des gratte-ciels et quelques taxis hurlants. Encore plus loin de moi, des forêts et des songes plein d’eau et de brises rapides. Des animaux au loin ou entre les buildings soupirent leur étouffement ou gloussent de plaisir. Perchée sans mon sourire, concentrée, je tends mes bras, dessine dans l’air bleu des chimères et des lignes, je trace mon nom en fumées et en signes, même dans la nuit, même dans le sommeil, j’écris.

Entre les livres lus et ceux qui sont écrits, je voyage, je cerne peu à peu les distances qui m’éloignent et celles qui me rapprochent. Je côtoie toutes ces vies, je vois tous ces visages et je me voix en eux. Se sortir de soi, pour mieux y revenir.

« Il faut être plus fort que soi » et chasser les fantômes qui obstruent nos images. D’un coup de vent puissant, repousser les chimères, apprécier le silence et la musique partout. Prendre l’effort comme un cadeau, sacrifier ses peurs pour mieux les appeler, plus tard, quand le ciel intérieur sera  à nouveau bleu. Je calcule mes peines et j’en fais des offrandes au printemps installé. Je les plante dans la terre, les observe grandir et puis cueille les fleurs de ces hivers passés.

Sous le soleil je peins, en dansant des couleuvres, je perds mon chemin un peu, dans les nuages plein d’une amertume sauvage, écartée de la main. Soi, en sortir par la force, par l’extraction violente d’une épine dans les reins. Allongée nue sur l’herbe, imaginé-demain, j’aperçois mon entrain, qui à force de vivre, s’en est allé très loin, je cours, je m’emballe, rattraper mon destin, un peu trop vite peut-être, un peu trop incertain –

Le départ est local, une ligne droite ailée, au-dessus des rivages, au -dessus des pommiers, des champs de seigle aussi des champs de blé, des déserts sans contours, des montagnes et des plaies – Béantes, aguerries, ensommeillées vivantes, elles sont amies-amantes, démentes de beauté pour qui cherche l’amour dans l’autre-ami.e blessée –

Être plus fort que soi parfois en gardant le silence, en taisant ses tourments pour ralentir la scène déliée en baisers sur des peaux en comètes, déjà lancées très haut, l’esprit ses épithètes en orbite et en eaux – Sauvage est la route, sauvages sont les déroutes.

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