De la folie je ne retiens que le noir, profond, éclatant, noir comme l’or du charbon que l’on extrait des mines. De la joie je retiens les pétales flétris déjà par le temps, de la couleur de la chair qu’on expose au soleil, d’une chair interne, à vif. La joie qui pique, à peine reconnaissable, vécue dans l’instant terrible qui sait que la vie s’achève un jour. Comme face au crépuscule, les jardins de nos vies sont pleins des échardes que les mules charrient des kilomètres durant, et suaves sont les couleurs qui bercent nos nuits d’après les journées de culture.
Nous sommes nos jardins, nos fleurs et nos visages, je suis ici pour conter une histoire de la folie et une histoire de la conscience, les deux liés par le vaste fil du temps que s’allie aux nuages pour délier ce récit. En commençant ce texte je pense à la femme-flamme qui vit au milieu de mon cœur. Avec elle siègent les noires cigognes du temps et règne à ses côtés le bel oranger des amants.
Quand j’avais dix-huit ans, j’ai dû répondre à cette question du jardin cultivé de Candide. Appris par cœur, les arguments littéraires ont fusé mais je ne comprenais guère le champ philosophique indiqué par la prémisse conclusive : « il faut cultiver votre jardin ».
Dix ans plus tard, je me pose la question du quoi et du comment cultiver notre jardin du point de vue de la conscience du naturel en nous. Sans plus Voltaire pour m’éclairer, je choisis d’approcher mon sujet suivant la ligne des émotions, des images, de ce qui se sent et ce qui s’imagine. Je veux parler du naturel qui s’invite dans les pensées, dans la diction, dans les gestes, dans les comportements qui nous font reconnaissables aux yeux des autres.
Comment savoir ce qui de notre jardin se voit ou se cache ? Les longues tiges de mes papyrus sont-elles visibles, les franges mouillées de mes nénuphars coulent-elles sur les sols des maisons visitées ?
Je me pose la question des points de noirceurs électriques comme des morceaux de charbon, comme des billes ébènes qui composent les fibres de nos folies solitaires… dans le jardin, comment reconnaître nos puits de pétrole secoués par les mers de codes et de règles voulant dicter aux humains comment vivre, comment parler, comment penser ?
Dans cette réflexion, les métaphores de la nature et de l’industrie seront filées pour mettre en valeur le fait que nous peinons à mettre en place la décroissance au sein même de notre espace de pensée – autrement dit, nous avons du mal à ralentir le rythme capitaliste de culture de l’esprit pour prendre le temps d’apprendre à connaître nos sols et nos eaux.
En imaginant que le monde de la pensée, le monde intérieur comme un jardin, il est intéressant d’en imaginer les limites, conscientes ou inconscientes. Le monde des émotions étant élémentaire, chaque émotion symbolisée par une réaction chimique dans le cerveau motivé par les nerfs, alors nous pouvons suggérer que ce qui se fait appeler communément la folie soit tantôt une erreur chimique tantôt l’issue explosive d’un processus de composition émotionnelle complexe. Et si la folie surgit du cœur du jardin, du fond de ses terres, alors je me demande avec quel élément naturel ou industriel les êtres humains décrivent-ils cet état d’âme.
Ayant moi-même atteint les confins du jardin hébergeant la folie, je me permets de tenter d’en faire une traduction littéraire dont les contours se dessinent dans le temps de l’expérience, le cerveau concassé, écrasé sous le poids d’une machine qui tue l’espoir à la minute où l’âme aperçoit la sortie. La folie, c’est être au cœur d’une grotte sertie de pyrite argentée, être pris sous une vague d’étincelles fracassée par un mur d’eau. Seul le retour à la terre ferme et sèche peut sauver le jardin de ses braises brulantes. Au milieu du foyer, la folie qui menace voit les outils devenir armes. Alors, les arbres sont coupés, les brindilles arrachées, les fleurs brulées, les cultures massacrées à coup de pied et les fleuves salvateurs bloqués par des barrages de pierre construit par l’ennemi. La folie, c’est une guerre de soi à soi, c’est la violence de la douleur dont le feu ne cesse de vibrer.
Mais alors, quel est ce vent qui transforme la force naturelle en force catastrophique ?
Ces puits de pétrole dans lesquels nous enfonçons nos tourments représentent ici les techniques sociétales et politiques qui visent à cacher les débris derrière chaque grande réforme. Ils sont les espaces mentaux gluants et qui glissent lorsque l’on s’y approche, ils sont les morceaux de charbons bientôt en feu et la lave qui resplendit du ciel. Si l’on y réfléchit bien et surtout si l’on ouvre le cadre du champ personnel pour l’étendre au rang du territoire, il n’y a jamais eu autant de jardins pour les fous que depuis l’ère industrielle.
Ce mot de la « folie » porte les stigmates naturels et industriels du sceau patriarcal. Ainsi située, je ne peux imaginer les fonds terreux de mon jardin autrement qu’envahi par la présence surveillante des hommes depuis des siècles près du fond là où les arbres protègent et que les animaux se cachent pour observer la nuit. Dans ce monde où les hôpitaux psychiatriques hébergent autant les tristes que les assassins, il faut penser au reflet naturel que nous donnent leurs exemples. Ce sont des champs entiers massacrées, des générations de femmes mises sous silence, nature et corps violés, drogués, dignité arrachés, les racines tremblantes des êtres abandonnés. Et l’on parle de la folie en des termes fermés alors qu’elle est aussi ce qui libère, « un petit grain de folie » qui fait prendre le risque qui sauve de tout.
Pensant aux siècles, aux millénaires d’humanité durant lesquels les femmes ont cultivé la vie, le monde construit à l’image de nos formes, je pense à la modernité qui range ses jardins dans des classeurs en plastique ou qui les laisse en jachère un peu plus longtemps que prévu. Dans l’histoire, quelques femmes sont parvenues à garder hors de leurs jardins les hommes ou les bunkers en béton de nos luttes ancestrales: les femmes émancipées, les lesbiennes, les religieuses, les artistes, les putes, les voyageuses ; mais toutes les femmes connaissent ce sentiment à l’éveil de voir son jardin saccagé dans la nuit par des loups ou par des machines intelligentes, humaines ou non-humaines.
Lorsque la femme se libère, alors elle nettoie, elle débroussaille, elle replante ce qui a disparu ou elle refait entièrement son jardin. La femme folle, celle qui intrigue, celle dont le jardin est miné par le capitalisme patriarcal se voit obligée de défricher son jardin à chaque jour. Parmi les folies qui occupent notre monde, la plus grande n’est-elle pas celle des hommes et des monstres de métal qui tuent notre planète, notre jardin à toustes ?
Nombreuses sont les hypothèses qui font de l’image du jardin un puit de connaissance mais ne faudrait-il pas se concentrer sur les cendres laissées là à refroidir pendant des siècles de colonialisme et de libéralisme acharné ?
Parmi ce chaos de pierre et de feu ; les bruits métalliques reste et la folie demeure. La poésie aussi, comme outil pour planter les graines dans de nouveaux espaces, faire se lever les brises de la nouveauté sur des terres privées d’eau, lever le sable dans un grand vent pour déraciner les idées qui polluent, faire de la poésie pour irriguer les folies des amours naturels, repousser les balles de plomb qui ne percent pas nos boucliers mais qui les abiment enfonçant dans nos terres des éclats que nous extrayons patiemment.
Finalement, quelque soit le genre, nous écrivons la destinée de nos terres chaque matin jusqu’au couchant puis la nuit, sous la Lune, nous attendons que les bourgeons s’ouvrent et que les corbeaux viennent, toujours vifs devant l’envol d’un phœnix en détresse. Parfois, dans les rêves ou dans la perçue réalité, des alliances se créent, l’humain rencontre l’humain au plus proche du grain de sable et de l’odeur des roses, là, l’humain renaît, porte ses pelles et arrose, bienveillamment, le jardin de l’autre. C’est ensemble, naturellement et de temps en temps avec les armes de l’industrie, nous trouvons la force de cultiver notre jardin.
Les cultivatrices et les cultivateurs de notre ère sont avant tous les jeunes et les jeunes femmes qui par leurs engagements, leurs actions et leurs voix éclairent nos demain plus verts. J’espère que les nouvelles structures de cultivation des réseaux et des terres sera majoritairement dirigées vers une culture du terrain intérieur comme extérieur tout en luttant contre le système de destruction anti-femmes et anti-nature que l’hétéropatriarcat capitaliste et raciste impose sur tous les corps et les esprits non cisnormatifs perpétue.
Et moi, à la fin de ce texte, je me dis qu’il est l’heure d’arracher les mauvaises herbes, d’arroser doucement le sol aride au sud de mon ventre et d’étayer les haies qui découpent mon corps en mille morceaux. De forteresse inatteignable je deviens plage ouverte aux poétiques tempêtes de l’âme protégée par mes digues face aux géants de sel.
Alizée Pichot – Louis Z Marat