Affiche réalisée par Felipe Arriagada-Nunez
Avec « Y’a pas d’heure pour les femmes », Sarra El Abed signe un film documentaire au rythme soutenu, ample et parfois tendu dans son récit de ce moment important de l’histoire tunisienne.
Nous sommes le 13 septembre 2019, à l’aube du premier tour des élections présidentielles tunisiennes post-révolution. Le peuple, les femmes, les hommes et les plus jeunes s’apprêtent à remplir les urnes pour se déclarer. Sarra El Abed nous plonge dans cet univers par le biais du récit intime, au coeur d’un endroit qu’elle aime et qui la fascine depuis l’enfance : le salon de coiffure, là où l’on se rencontrer sans préjugés – pour se dire, se reconnaître et se choisir, femme, citoyenne, forte et humaine.
Dans son œil, les femmes parlent, leurs voix se chevauchent et quelques mots s’échappent. Le plateau trouve ses limites entre l’arrière-boutique d’un salon de coiffure de Tunis et la rue qu’on aperçoit un peu, éclairée du soleil brut du sud de la méditerranée. La porte s’ouvre et se ferme au gré des femmes qui rentrent et qui sortent, laissant s’engouffrer le vent au cœur de leur intimité.
Ce film, plus qu’un documentaire, est une histoire personnelle, celle de Sarra, de sa famille, de sa grand-mère, ses tantes, sa mère, ses cousines et ses cousins. C’est l’histoire de sa Tunisie, de sa maison, de son soleil, de son sable et de ses espoirs.
En un peu moins de vingt minutes, le documentaire de cette cinéaste tunisienne trace le portrait sans filtre d’un groupe de femmes reflétant dans le miroir et dans l’eau leurs douleurs et leurs espoirs communs. Riant fort, parlant fort, dansant en chuchotant des promesses d’avenir, les personnages de « Y’a pas d’heure pour les femmes » brisent une par une le quatrième mur. Leurs regards, leurs peaux, leurs cheveux, leurs robes et leurs mains dessinent en couleurs une humanité qui ne se tait pas.
Femme – Ce mot transpire à chaque plan parfaitement maîtrisé. On entre dans les rituels, dans les degrés d’amitié de ces femmes qui se connaissent et s’écoutent pour mieux se comprendre. Morceau brillant de cinéma-vérité, « Y’a pas d’heure pour les femmes » introduit avec une grande poésie la dimension politique de ces existences de femmes qui se battent pour leurs droits et pour leurs libertés depuis longtemps, ensemble, puissantes, décidées à transmettre leurs combats aux plus jeunes et aux plus désabusés.
Un huis-clos politique et intime
Le mouvement cinématographique créé par Sarra El Abed nous propulse quelques jours avant les élections présidentielles de la Tunisie post-révolution. Entre les shampoings et le souffle régulier du sèche-cheveux, l’esprit démocratique des femmes présentes s’insuffle en tempête dans le quotidien de celles qui pensent et qui parlent, absolument, urgemment, de leur passé et de leur futur.
Ne pas oublier, semblent dire les regards des femmes filmées en train de débattre sur les votes à venir. Ne pas se soumettre, semblent porter la voix de celles qui sont mères, et grand-mères, celles qui ont connu la Tunisie de Ben Ali. « Elle m’a donné mal à la tête la petite » déclare l’une des ainées lorsqu’une adolescente dit vouloir voter pour Abdelfattah Mourou, candidat de l’ Ennahdha, parti islamiste conservateur aux élections présidentielles de 2019. Débattant des injonctions faites aux femmes sur leurs corps, leur habillement et leurs place dans la société, les mots des femmes du salon nous parlent des possibilités d’être de la femme tunisienne. Les plus âgées se rappellent les lois de 1956 et des moments passés à les défier, se souviennent en riant que les choses ont changé et insistent doucement sur l’urgence de ne pas se taire pour vivre, libres et entières.
C’est aussi par le son que Sarra El Abed porte son propos. Par les respirations, les cliquetis des ciseaux, les gestes qui effleurent et les soupirs profonds, du chahut des femmes qui parlent politique émerge une vérité sensible : nos silences, l’invisibilité des paroles des femmes dans l’espace public est inversement proportionnelle à la force des idées qui nous animent. Elle nous raconte que c’est dans l’intime que les femmes se disent ce qui importe le plus, que c’est ensemble, à deux, à trois, à huit, dans les lieux qui nous appartiennent, que nous parlons des choses du monde.
L’intime de ce film se ressent dans les desseins des vies de femmes qui vivent face à la caméra. En quelques minutes, nous apprenons à les connaître. Celle qui met du fard sur ses yeux le jour des élections, pour être belle fière et forte. Celle qui y va avec la sœur de son mari, celle qui vient au salon pour raconter l’instant : elles sont là nos intimités, forcément, systémiquement politiques.
Dix-neuf minutes de poésie pour raconter l’Histoire
Au cœur de l’œuvre de Sarra El Abed résident l’euphorie et la puissance des femmes tunisiennes face à leur pouvoir d’action dont s’emparent les personnages à travers leurs échanges et leur prise de l’espace. La joie, les rires, la beauté des jeunes et des moins jeunes nous poussent à explorer ce qui peut naître en chacune de nous dans des contextes politiques de transition.
« Y’a pas d’heure pour les femmes » livre une lettre d’amour au cinéma documentaire et à l’art de l’image en mouvement sans compromis par une réappropriation des codes du cinéma qui nous rappellent les grands moments d’Agnès Varda ou de Chantal Ackermann. L’Histoire racontée par les femmes prend dans ce court-métrage les formes d’une poésie des corps engagée dessinant les rivages de nos histoires de femmes, collectives et personnelles, en plein dans la poieisis du futur, mouvement vers l’avant de la création qui dit le réel pour mieux le faire comprendre.
Ce témoignage du réel compose avec subtilité la volonté de la réalisatrice de dire la force des femmes arabes à s’autodéterminer en dépit des conditions et des stéréotypes qui s’attachent à les conserver dans des boîtes hermétiques.
Finalement, en ouvrant les limites de l’écran pour nous montrer les visages et les gestes des femmes tunisiennes de plusieurs générations, Sarra El Abed touche avec ce film à une émotion bien connue des femmes : la frustration : face aux gouvernements qui ne changent pas, au cœur de luttes pour la démocratie confrontées à la corruption et aux déceptions malgré la force et malgré la foi. Les femmes de Sarra El Abed s’affirment bien au-delà de ce sentiment par la discussion ouverte et vivante. « Y’a pas d’heure pour les femmes » exprime la voix singulière de Sarra El Abed tout comme sa volonté à s’affirmer comme cinéaste féministe, porteuse d’une sororité essentielle comme la vie, puissante comme le jour.
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- Sarra El Abed est native de Tunisie. Elle y grandit jusqu’à ses 9 ans pour ensuite migrer avec ses parents à Montréal. Son travail jouit du mariage de ses deux cultures et de leurs influences. Diplômée de l’UQAM en cinéma profil réalisation, elle obtient le prix de la meilleure fiction de l’École des médias pour son film À MORT. À sa sortie de l’école, elle s’attelle à la préparation et la réalisation de Y’A PAS D’HEURE POUR LES FEMMES , court-métrage documentaire, qui fait présentement sa tournée dans le circuit festivalier international. Présenté notamment à Clermont-Ferrand, Dok Leipzig et Slamdance en compétition, le film remporte également le grand prix de la relève Radio-Canada aux Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal (RIDM). Ce prix permet à Sarra de développer un projet de moyen-métrage documentaire sous la tutelle de Radio-Canada au cours de la prochaine année. Valsant entre fiction et documentaire, elle s’intéresse au banal du quotidien qu’elle sublime à travers ses personnages, souvent féminins et flamboyants, et son esthétique foisonnante. Dans son travail, la fantaisie de l’ordinaire l’emporte, et ce, toujours avec une pointe d’humour. Elle se consacre actuellement à la rédaction de son premier long-métrage de fiction, ADIEU MINETTE , en plus de développer un projet de court-métrage au sein d’une équipe de production locale en France où elle séjourne présentement. (Biographie issu du site de l’Agence de Sarra Abed )
