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Interview photographie – Jeanne Prévost – L’ombre et la lumière au service de l’urbain et du rural

Collage par Jeanne Prévost – Photographie argentique e papier – Mai 2020. 

Parce que Jeanne Prévost est une photographe qui me touche depuis que j’ai découvert son travail en 2015, j’ai eu envie de lui donner un espace d’expression. Priorisant l’argentique, elle tire des images, capture des moments de grâce solitaire souvent issues de voyage entre la France, l’Europe occidentale, la Russie, les États-Unis, le Canada et les pays Baltes, elle nous emmène au travers de ces images le long et au large du monde avec un regard précis, sobre et surtout, poétique. Se concentrant sur des paysages urbains et désertiques des campagnes et des banlieues, on y trouve une perception aiguë de ce que la photographie fait de mieux : le sans-mot, le sans-humain. Jeanne Prévost est une photographe française, actuellement en train de parfaite un parcours en droit spécialisé dans la propriété intellectuelle.

Cette artiste multidisciplinaire est aussi une penseuse dont les idées, évoquées dans ces images et dans ces collages inspirées de l’art du remix, infusées de son rapport proche avec la mode et la musique se déploient au fil de mouvements intérieurs et extérieurs. Découvrez sa démarche au fil de cet interview illustré de ces photographies de voyage, en noir et blanc, toute en sensibilité maîtrisée.

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Série – Russie- Aout 2019

1. Quel est ton plus grand plaisir photographique ? Dans l’action et dans la symbolique personnelle de ta pratique ?

L’exercice de lâcher prise. En pratiquant exclusivement la photographie argentique, j’ai très vite appris que la manière d’apprécier ce processus et ses mécanismes qui me correspondrait au mieux était d’accepter ses possibles aléas, de les laisser s’installer et de ne pas m’épuiser à les contredire. J’ai tendance à envisager cette pratique, parce qu’elle comporte des limites matérielles et son lot de contraintes techniques et financières intrinsèques, avec une certaine mesure, de rechercher, ou peut-être simplement d’accepter humblement le compromis qu’elle me propose. Dans ma vie personnelle et professionnelle, ma difficulté à admettre le compromis, à trouver l’équilibre, à accepter ce qui relève du juste milieu m’est de plus en plus évidente, et pas moins contraignante. La pratique de la photographie, il me semble, me délivre de cette matrice d’auto-exigence et d’aspiration au contrôle dans laquelle je m’épanouis souvent difficilement par ailleurs. Photographier à l’argentique, c’est accepter de laisser le temps au temps, de renoncer au contrôle sur la prise de vue, c’est faire confiance à une technologie qui peut aisément s’avérer aléatoire, relativement incertaine. C’est laisser un mécanisme possiblement faillible, pour ce qui est de mon équipement en tout cas, et la réaction chimique de la lumière sur la pellicule photosensible s’inscrire dans le prolongement de mon regard et leur faire confiance pour traduire ma vision, leur abandonner mes émotions, leur concéder des droits sur ma sensibilité, alors même que ces dernières relèvent de ce qu’il y a de plus précieux. En outre, la pratique de l’argentique, surtout lorsqu’elle est envisagée avec des appareils relativement anciens, et qu’elle se passe de recours à l’électronique, permet paradoxalement une connaissance concrète de la technique photographique, une compréhension nécessaire et réelle des paramètres d’un appareil et du fonctionnement mécanique de celui-ci, une appréhension tangible du rapport organique de la lumière sur la pellicule. Je crois qu’une telle maîtrise de la technique me permet d’accepter le compromis, qu’elle me confère juste assez de terrain pour me laisser croire que je décide du résultat, tout en témoignant d’assez d’aléas pour me contraindre à abdiquer face aux risques et aux matérialisations bien fréquentes d’autant d’erreurs et de ratés. Je ne vais pas mentir, les aspects aléatoires de la photographie argentique ne m’enchantent pas, la découverte, à la sortie du laboratoire, de prises de vues qui ne traduisent pas de ma vision et de mon effort me déçoit et me frustre bien plus qu’elle ne me séduit, et si je sais que beauté et magie se découvrent souvent à l’occasion des petites erreurs techniques et des résultats photosensibles inexplicables, l’acceptation de l’aléa demeure une de mes plus grandes difficultés dans cette pratique. Et pourtant, je crois qu’avec le temps, je commence à me faire à l’idée que ce qui se passe sur la pellicule et ce qui se passe au développement n’est pas complètement de mon ressort, et qu’une partie du résultat m’échappe.

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Série États-Unis- Maine- Mai 2018

C’est pour ça que je parle d’exercice de lâcher prise, et pas encore de lâcher prise per se. La photographie et plus largement la création me permettent d’aborder, sans trop de violence envers moi-même, ce rapport conflictuel que j’entretiens au contrôle et à cette idée qui me semble encore immuable que j’ai de l’échec. Elle me permet, aussi, de déplacer, pour une fois, cette conception de l’échec, de prendre conscience que je m’épanouis dans l’acte créatif, dans l’instant où je pose mon regard sur les choses, sur le long terme où je l’aiguise et le précise, dans ce rapport unique au temps que je parviens à créer à chaque fois que j’active et concrétise ce regard, et que le résultat, finalement, n’est pas le seul à compter. Je continue de prolonger ce rapport, autant peut-être que de déplacer la question, en appréciant, dans toute leur matérialité, mes photographies, à travers la réalisation de collages. Je me force, à travers ce processus créatif, à transcender l’idée que je me fais d’un « bon résultat », d’une création réussie, en découpant au cutter, en déchirant, en malmenant mes images (et celles issues de magazines qui en font aussi les frais), je me laisse la liberté de façonner un autre résultat, alternatif, sur un autre format, et m’offre un inestimable répit émotionnel en acceptant que les issues de la création sont multiples, qu’elles sont belles et imprévisibles, et que le contrôle n’a pas toute sa place dans mes espaces mentaux.

Ci-dessous – Série Marseille -Les Calanques – Février 2020 

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2. Tu photographies beaucoup de paysages urbains, voire désertés des humains, quel est la source de cet attrait ?

Sans que je puisse concrètement me l’expliquer, j’ai, dès le début de ma pratique photographique, ressenti un attrait instinctif et brut pour les paysages urbains. La complexité de leurs lignes et, paradoxalement peut-être, le spectacle épuré et graphique qu’ils offrent au regard m’ont vivement frappée. Les paysages des quartiers entourant les grandes villes d’Europe de l’Est, tout particulièrement, mais aussi des cités lumineuses, vivantes, embrouillées du Sud de la France, entre tant d’autres, témoignent d’une sorte de poésie dans la régularité et dans le désordre, d’une sorte d’équilibre que j’ai dès le départ, sans trop en avoir conscience, aspiré à saisir, parfois maladroitement peut-être. Il y a une beauté touchante, fascinatoire, souvent sous estimée, dans des ensembles architecturaux que certains catégoriseraient de disgracieux et vides de sens, sur lesquels nombre de regards ne s’arrêteraient pas nécessairement.

Estonie
Série Estonie – Aout 2019

Je trouve la discrétion de certaines rues, certaines façades, certaines failles dans un mur ou certaines ombres sur l’asphalte d’une splendeur sans prétention, et c’est sans prétention également que je ne tente pas de rendre un hommage à ces tableaux artificiels, mais justement d’en saisir toute la singularité, d’en proposer une analyse spontanée, graphique, poétique, à travers le prisme de mon modeste regard. La source de cet attrait m’est, je crois, un peu intrinsèque d’abord, et en même temps, ce qui m’est spontané, cette sensibilité aux éléments et aux décors qui m’entourent, aux lignes, aux ombres, aux matières, au monumental et à l’invisible, découle également d’une culture esthétique que je me suis construite avec le temps. J’ai eu la chance de suivre, là où ce n’est pas toujours valorisé en France, un parcours universitaire assez non-conventionnel qui m’a permis d’étudier, à la marge de ma formation principale, l’architecture, l’Histoire de l’art, l’archéologie, la sociologie et la littérature. En construisant ce bagage culturel et intellectuel, j’ai emporté avec moi certaines réflexions et certaines intuitions et mécanismes de pensée, qui continuent de graviter autour de moi et de s’enrichir au fur et à mesure que j’exerce mon regard photographique.

Russie (4)
Série Russie-Aout 2019 

Ces réflexions structurelles, ces connaissances qui m’accompagnent et qui ont, par la force des choses, forgé mon regard, sont pour moi une sorte de terreau fertile, une base qui me permet d’appréhender, dans une logique parfois un peu cartésienne, mais le plus souvent poétique et intangible, ces paysages qui m’impressionnent, m’intimident autant qu’ils m’attirent. Je crois aussi que plus je me mets au contact de ces paysages, plus cet attrait s’accroît, et qu’il se nourrit, en fait, de ce désir d’entrer en moi-même pour comprendre ce qui m’attire dans ces espaces, pour appréhender les réactions de mon cerveau face à ces espaces, les décharges d’excitation que provoquent des lignes qui se dessinent, une rue qui se dégage le temps de quelques minutes, une rare manifestation d’ombre dans un angle particulier. Il y a certainement un côté addictif à ces moments que je ne cesse d’interroger, une sensation, quand ces spectacles s’offrent à mon regard et à mon objectif, que le temps presse, que tout ne dure qu’un instant, et c’est peut être un peu inouï, quand le sujet de mon regard est l’urbain, la ville, le concret, le durable, que ce qui m’attire le plus est ce que ce paysage a, lui aussi, tout comme un paysage naturel soumis au rythme des minutes et des saisons, aux caprices des éléments, à offrir de plus éphémère. Tu soulignes justement que ces paysages sont, la plupart du temps, déserts de toute présence humaine. Ce qui continue de m’intriguer, c’est qu’ils ne sont pas pour autant dénués de vie, quand bien même parfois, leur vivacité consiste en autant de fantômes, de vides et de témoignages du passé. J’ai eu la chance de photographier, l’été dernier, de nombreuses habitations dans la campagne russe et estonienne, et de travailler, justement, sur le rapport de ces demeures au paysage rural, à la nature, à ses évolutions, dans un rapport plus englobant au temps et à l’Histoire récente de ces régions. Il a été fascinant que de constater que ces paysages urbains déserts, construits par l’Homme et pour lui, reprennent, en son absence, un peu comme la nature sait si ostensiblement le faire, leurs droits de temps à autres, retrouvent une quiétude et un état d’immobilisme presque sauvage. J’aime ces lieux vides de toute présence, qui parlent pour eux mêmes, sans pouvoir être appréhendés à travers le prisme de leurs fonctions et de leurs occupants habituels. Des lieux, parfois délaissés depuis longtemps, comme certains de ces ouvrages des campagnes russes et estoniennes, ou parfois vides de toute présence le temps de quelques minutes, qui se révèlent dans toute leur complexité esthétique et mémorielle. Ces espaces, ces tableaux que je me forge, sont comme un cadeau pour qui entend les regarder.

3. Le noir et blanc est prépondérant dans ton travail, as-tu des inspirations en particulier pour ce genre d’images ?

Le noir et blanc est prépondérant dans mon travail parce que j’ai trouvé dans ce médium le moyen de mettre en exergue la profondeur et les textures de mes sujets. Le noir et blanc me permet d’attirer le regard sur certains éléments, certaines textures, certains détails que la vivacité ou la complexité esthétique de la couleur tendent souvent à détourner, à amoindrir voire à occulter. Le monochrome, à mon sens, offre, entre richesse informationnelle et sobriété esthétique, un panel de possibilités qui n’a rien à envier à la couleur. Pour autant que je ne pratique pas la photographie couleur, je demeure sincèrement admirative face aux artistes qui en maîtrisent la complexité et parviennent à dépeindre des atmosphères uniques. C’est surtout en admirant le travail de ces derniers que je nourris ma culture et mes inspirations photographiques. En plongeant dans le travail de grands noms de la photographie, comme Stephen Shore ou Joel Meyerowitz, ou d’artistes contemporains qui portent leurs influences comme Arnaud Montagard, j’ai forgé mon regard et ma sensibilité aux lignes et aux riches promesses graphiques de l’univers urbain, aux compositions méthodiques sans être moins poétiques pour autant. Chez Stefanie Moshammer, et plus particulièrement à travers sa série I Can Be Her, j’ai pour la première fois vibré face à la puissance évocatrice du détail, d’associations d’idées, d’images et de motifs photographiques décalés. Stefanie Moshammer fait jaillir d’objets insignifiants et de motifs communs une splendeur renversante. L’observation vaut également pour le travail de Vasantha Yogananthan, que je n’ai de cesse d’explorer et qui n’a de cesse de m’émouvoir. Tous ces artistes travaillent principalement en couleur, et pourtant, c’est vers leur travail que je regarde lorsque j’envisage la pratique de la photographie, parce qu’au delà de leur travail sur la couleur dont je ne peux m’inspirer directement, je me laisse porter et je me sens grandir au contact de leurs regards, de leurs compositions, de leurs approches, de leur précision et de la finesse de leurs travaux.

Russie
Série Russie– Aout 2019 

Évidemment, des travaux en noir et blanc me fascinent également, parce que j’y trouve poésie et franchise. Les paysages brumeux de Bernard Plossu, le tranchant et la profondeur de ceux de Marion Vacca, et l’univers unique d’Axel Morin, entre couleurs vives et monochromes, grain et volumes, grâce et flow imbattable sont autant d’espaces que je me plais à côtoyer. Si s’inspirer veut aussi dire se nourrir de la beauté que font naître les autres, s’y plonger et s’y plaire, et la porter avec soi comme un bagage sensoriel, sans chercher pour autant à l’imiter par la suite, alors je veux bien dire que je m’inspire de leurs œuvres. Il est intéressant, je crois, même pour nourrir une pratique en noir et blanc, de ne pas refréner sa curiosité et priver son regard de tous ces travaux, et de ne pas, comme semblent nous y inviter avec acharnement la plupart des institutions culturelles françaises, limiter notre culture aux classiques incontestés comme les photographes humanistes… À cela vient, s’ajouter, me concernant, l’influence de la littérature, et de certaines de mes lectures que j’ai souvent à
l’esprit quand je photographie. En Russie et dans le Nord de l’Europe, par exemple, j’ai souhaité traiter des paysages comme en parlent si bien Rilke et Tchekhov. Disons que, dans les arts « traditionnels », comme la peinture et la littérature, la perception en noir et blanc n’est pas tellement représentée, et c’est pour cela aussi que je me plais à me servir de telles références pour créer dans un langage qui leur est finalement étranger, dans une sorte d’interdisciplinarité de visions et de discours.

4. Suivant la question précédente, quel est ton rapport à l’ombre et la lumière ?

Dans mon travail photographique, ce rapport est essentiel. Lorsque j’ai commencé à photographier en noir et blanc, j’ai mis un certain temps avant de pouvoir visualiser les choses en monochrome et projeter quel en serait le rendu. En revanche, j’ai aisément développé une sorte de vision sélective des ombres, des motifs que fait naître la lumière dans sa force créatrice et dans son imagination sans limites. Ces motifs, qui ponctuent les décors de nos existences, me frappent instantanément et prioritairement, de sorte que je les vois avant même de distinguer le support sur lequel ils s’impriment. Dans l’espace urbain, particulièrement, la lumière et ses centaines de démultiplications crééent autant motifs qui viennent tant parfaire les formes de la ville que les renouveler. Les ombres dessinent, et ça n’a de cesse de me surprendre, tant de versions alternatives d’un même espace, d’un même volume, d’une rue ou d’un bâtiment. En photographie, je suis certaine que la plupart des artistes s’accorderont à faire l’apologie de la puissance créatrice de la lumière ; celle qui s’ancre sur le film photosensible, celle dans laquelle baigne un paysage au petit matin, celle qui vient sublimer un visage ou révéler un détail. Des photographes ayant un bagage technique bien plus conséquent que le mien savent, dans certaines situations, maîtriser cette lumière voire la créer de toute pièce. Pour ma part, je ne fais qu’observer, c’est paresseux, gratuit mais, photographie ou pas à la clé, le spectacle vaut toujours le détour.

Retrouvez Jeanne sur Instagram ICI 

Russie (3)
Série Russie– Aout 2019

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