Je me dis souvent que j’oublie et pourtant, la plupart du temps, c’est moi qui choisis d’oublier.
Ma grand-mère oublie pendant que je tente d’écrire.
Mes yeux restent plongés dans le vide, la création attend de s’emparer de moi. Mes mots glissent, transparents, je ne les vois pas mais ma main continue de traverser la page de droite à gauche. J’ai oublié mes mots entre un roman et des restes de douleurs ancrés malgré moi. Parce je sais maintenant qu’il est réellement possible d’inventer, j’ai presque moins besoin d’écrire.
Ce n’est pas comme un blocage mais plutôt un vide, repoussé par le plein qui jouit partout. La vie, qui me prend au-delà du geste et d’une pratique humaine inaliénable : écrire.
Écrire sur la famille comme une impossibilité. Surtout, ne pas cristalliser les tensions, ne pas rendre vrais des non-dits, des peines indicibles, des mensonges. Ne pas les écrire noir sur blanc devant le trouble de la mémoire refusant de s’ouvrir.
Ma mémoire est jeune, malhabile, encore molle dans le fluide de l’enfance à peine évaporé. Ma mémoire est assise en tailleur sur un sol rocailleux. C’est le sol de mes peines tombées là en cristaux à chaque faille entrevue, à chaque secret révélé, à chaque douleur admise.
Finalement, j’ai envie d’écrire sur mon impossibilité à écrire sur la notion de famille comme entité propre, unique et immuable. Quelle est cette espèce de morphique famille nucléaire dont on parle tant en Amérique du nord ? Qu’on construit partout, par monts et marées, quelles sont ces formes que nous appelons familles et que nous suivrions partout, en temps de guerre et en temps de paix ? Moléculaire serait-il le mot le plus approprié ? ou atomique ? ou encore un autre mot ?
Famille, pour moi, organique, fragmentée, blessée, mystique, choisie.
Famille, irresponsable en groupe qui n’existe ainsi que par des règles érigées, pyramide de soie qui s’effondre à la moindre tâche de sang.
En n’écrivant pas sur la famille mais à côté d’elle, je pense aussi à ce que l’homme appelle L’Honneur. Concept bétonné, infiltré de tiges de métal rouillé par lequel tant de familles se tiennent supposément soudées.
La famille. Laquelle ?
Celle que l’on choisit ?
Celle que l’on aime ?
Celle qui nous fait grandir au-delà de toutes espérances ?
Je ne sais dire les mots de la famille parce qu’ils me heurtent, parce que mon cœur et mon esprit s’emmêlent quand il s’agit de dire les mots que l’on n’a pas dit pendant trop longtemps : merci, pour tout, pour les moments et les souvenirs inoubliables de l’enfance au soleil, pour les larmes et les peines insondables qui reviennent souvent dans la nuit et dans le jour.
La famille existe-t-elle si certains individus sont tentés par la solitude jusqu’au point d’y céder ? Si la seule, la vraie solitude, la mort, ne nous permet que d’accéder à des niveaux de consciences, plus haute, entre les étoiles et les flux, familles cosmiques de nos aïeux et de nos futurs déjà existants, alors qu’en est-il de notre grande famille humaine ?
Mon cerveau oscille dans plusieurs directions au gré du vent et des eaux qui m’apaisent. Parfois, dans la tempête, la famille est seul mat auquel s’accrocher, la seule corde accessible pour ne pas se noyer.
Ma grand-mère oublie. Mon grand-père aussi.
Qu’ont t’ils gardé de leurs vies ? Comment leur sang circule-t-il aujourd’hui dans leurs veines et de quoi sont fait les rêves de tous ceux qui oublient ?
Écrire pour se souvenir – mettre les images et les mots dans des boîtes, des livres, des poèmes, des images, des films, des formes… quelques morceaux d’amour nous ayant traversés. Furtivement. Pourtant, l’amour est toujours là comme une lumière sauvage qui éclaire une route faite de pins et de palmiers qui changent de couleurs. Des rivières d’eau salées coulent, cristallines autour du chemin et sur ma peau.
Il ne faut pas oublier de respirer, je pense, sinon l’on meurt. Il ne faut pas oublier de penser, je crois, sinon nos cœurs s’endorment au risque de ne plus s’éveiller. Il ne faut pas oublier d’aimer, de parler, de souffrir, et de lire entre les lignes de nos passés… il ne faut pas oublier de vivre, sinon l’on meurt aussi, l’on s’effondre sur nos propres cendres noircies par le déni, de soi et des autres.
J’entends encore dans ma tête tant de voix accompagnées d’une tendresse que, j’espère, je n’oublierais jamais. Dans la famille, dans ce lien que je ne peux décrire je ne sens qu’une seule chose plus puissante que le reste : l’amour. Et dans les mots, cette autre puissance visible, je trouve l’affirmation de cet amour.
C’est dans l’introspection parfois douloureuse que je trouve les possibles renforts aux nervures de peines qui s’activent et qui parfois me drainent, jusqu’à la folie… dans cette violence de mon crâne qui heurte les murs je ressens parfois de grands soulagements. Exploser les neurones qui sont là depuis l’enfance, briser les connexions, les chaînes de l’esprit qui se débat dans sa cage d’os et de sang. Faire valser au loin les caillots douloureux de la mémoire conscrite de la petite fille en moi, roulée en boule, par terre, effleurant le tapis de ses doigts et comptant ses larmes qui s’écrasent une par une entre les fibres de lin rouge.
Je ne me souviens pas ce que voulut dire pour moi la première perte. Perdre, comme écrire sur la famille, impossible, difficile, inapprochable de front. La compréhension de la douleur se dessine en trajectoires instables de mon esprit à mon cœur, de mes mots à mon corps, jusqu’à mes yeux qui lisent et prennent la mesure de cette phrase, son poids, sa force et sa substance. Je ne pensais pas être capable d’écrire en commençant ce texte. Mais voilà, le rythme et le désir ont dépassé le mur de silence qui s’opposé à mes larmes.
Ma grand-mère oublie et la famille, comme dans un mirage, projette sur mon âme une lumière nouvelle, un paysage inconnu tout en courbes et en falaises escarpées à explorer précautionneusement, comme je peux, en prenant le temps, de vivre, et d’aimer.
Alizée Pichot,
Le 5 février 2020, Montréal.