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Transmission et dialogues contemporains: nouveaux enjeux et stratégies inclusives

Image : Peinture sur toile et installation par Lubaina Himid –  » Freedom and Change  » 1984/1984

Transmettre, pour quoi, pour qui ? 

Nous pensons à ce qui restera alors que nous peinons encore à comprendre ce qui fut. 

Les instants, que l’on croit éphémères le resteront-ils vraiment ? Qu’est-ce qui cristallise le temps en un objet transmis, une idée devenue concept, clé, outil de compréhension des autres, de nous, de notre inévitable, mortelle humanité ? 

On se rassure de ces mots, de ces pages jaunies, des craquelures sur les toiles, des verres émaillés plein de mystères, des ruines ocres et celles de papier… Nous errons comme des rats dans nos histoires éparpillées, cherchant le sens,

Guettant le repentir. 

Et pourtant, j’aime savoir la trace d’un avenir dans la grâce d’un passé, j’aime me souvenir des vies qui ont été dans ces gestes que l’on ne voit pas mais que l’on sent, dans ces âmes distillées par le chaos cosmique dans lequel nous nageons. Gravité aidante, nous parvenons toujours ou presque, à nous satisfaire d’une humanité définitive, d’une appartenance à la Terre, unique territoire, ultime prouesse, humaine, et dans bien des cas, divine. 

Alors, se pose la question de la mission, de l’intention plus ou moins subtile de l’acte de transmettre.

Je distingue ici grassement deux visions de la transmission.

  • Une transmission volontaire, réfléchie, destinée à l’archive – ( à l’institution, si j’ose dire)
  • La transmission accidentelle, ou implicitement désirée, parce subtilement construite inconsciemment au fil des années par des actes, de transmission et de réception implicites. 

Prenons l’Art comme exemple, maintenant et filé en métaphore jusqu’à la fin de cet essai, entrecoupé de digression douteuses, mais je l’affirme, nécessaires. 

Ce sont les artistes, ou les œuvres que nous tentons tant bien que mal de capturer, de saisir dans leur essence de vie, dans leur lumière immédiate, contextualisée, historicisée et politique. Les  récits découpés, les fragments de création nous nourrissent de mystères jamais élucidés. Nous transmettons aussi cela je crois, l’envie de comprendre, par le non-dit du processus, gardé secret. Les artistes cachent des morceaux d’eux-mêmes dans les œuvres, mais personne ne saura jamais réellement l’entière dimension des pépites disséminées par les créateurs et créatrices de toutes les époques. 

Les réseaux et les espaces connectés prennent de nos jours une place qui nous force à reconsidérer le paradigme de la transmission originellement basé sur la conservation et le partage des objets – œuvres – et des témoignages archivés puis matérialisés.

À l’heure où nos créations naissent sous formes de données informatiques avant d’exister en tant que morceaux d’Histoire dans le monde – si elles le deviennent un jour – il faut passer par un tout nouveau processus. De nos jours, quiconque ayant accès au web peut mettre en ligne ce sur quoi il/elle travaille et tenter d’atteindre un public, ciblé ou naissant par le fruit du hasard. 

Mais alors, si c’est le public, avant tout, qui choisit qui deviendra artiste pour la postérité, comment concevoir la transmission plus qu’un phénomène de sélection arbitraire ? 

L’Art visuel séduit-il par son esthétique ou par sa recherche ? Difficile de répondre à cette question qui divise le monde l’art et transforme des chefs d’œuvres en fantômes et des tableaux insignifiants en emblème d’un courant artistique.

La musique, témoin incomparable des discours de la jeunesse de chaque époque perd-elle de son sens à chaque fois qu’un artiste est oublié ? N’est-elle pas redorée chaque fois qu’un être de nul part ressort un vinyle de sa protection de papier ? Pourquoi les œuvres transmises de générations en générations sont-elles les plus valorisées ? Pourquoi les créations et les idées des femmes ont-elles été reléguées au bonus, au trésor caché des amateurs d’art éduqués ? 

Si nous tentons d’imaginer le futur de la transmission, il importe d’en percevoir les limites dans le présent. Je crois, et j’ose m’abandonner déjà à divaguer, que les femmes, effrayantes créatures au pouvoir infini, de par la subtilité de leurs rébellion et la force de leur message, se sont battues en une danse immémoriale pour voir leurs créations adoptées dans les livres d’Histoire.

Les femmes, créatrices par essence¹, si elles choisissent de s’éloigner du chemin de croix de la maternité pour créer en leur nom propre, perdent, absurdement, leur sainteté. Ou alors, lorsque l’héritage de leur passage sur terre est transmis, il est modifié, leur histoire perdue au milieu d’une vie régulée par les hommes, par les musées, par les institutions qui ne sont pas prête à mettre le patrimoine des femmes au premier plan. 

À l’école, au musée, dans le monde de l’entreprise, les femmes sont sous-représentées pour ce qu’elles ont accompli au travers des années, des siècles, des millénaires d’humanité. Avec la profusion des contenus et des espaces de diffusions en ligne, le risque de se perdre dans la masse est plus que grand, il est la réalité. Ce n’est plus un risque mais un fait et ce fait ne peut être écarté que par l’adoption de nouvelles visions des Arts, et les femmes en leur sein.

Pourquoi persister à diviser et à séparer l’art, dit régulier, et l’art fait par les femmes? Pourquoi ne dit-on pas “Quelle merveilleuse initiative que cette exposition faite par des hommes artistes ? Que de belles idées!” Pourquoi ne multiplions-nous pas les expositions mixtes dans laquelle les paroles se font face et se mélangent? Pourquoi sommes-nous encore si frileux ? 

Pour le futur, dans cette perspective de réflexion du pourquoi-comment-à-qui transmettre, nous ne pouvons nous contenter de persévérer à partager cette vision séparatiste de l’égalité. D’un côté la pensée progressiste, de l’autre celle qui régresse. Pour les enfants d’aujourd’hui, souhaitons-nous réellement leur dire qu’en 2019, les femmes au Québec n’avaient encore droit qu’à quelques petits espaces dédiés et que rien sauf la patience envers les mœurs et notre confiance auprès de dirigeants et investisseurs qui ont l’équité au cœur de leurs préoccupations ? 

Si des choses concrètes ne sont pas faites pour imposer les créations de toutes et tous dans les espaces qui les reconnaissent, rien ne changera. Et dans le sillon des femmes, les autres, toutes et tous les autres humain.e.s marginalisés, catégorisé.es sous le doux terme de “minorités”.

Qu’en est-il de la transmission des œuvres des artistes de la communauté LGBTQ+ ? Et des artistes racisé.es des communautés noires, asiatiques, caribéennes, sud-américaines, autochtones des territoires du Sud et du Nord, des aborigènes australiens, hindous, de nos enfants qui pas encore nés sont dérobés de leur Histoire?

Dans cette recherche de reconnaissance des œuvres oubliées pour rétablir certaines formes de vérité, il semble aussi central de reconnaître les bienfaits de notre temps. Parler pour le futur passé de nos réalisations, de nos échanges, de nos conversations et de nos amours. 

Archiver les émotions de chaque époque, les mots d’amour et les mots de colère sera ma voix et je ne cherche à convaincre personne sauf peut-être, celles et ceux qui persistent à cacher, à subtiliser les voix pour les remplacer par du bruit, des distractions. Comme dans les cours royales, nos sociétés s’organisent encore en élites condescendantes voyant le peuple comme inférieure masse, le prolétariat moderne qui s’échine en likes sur Instagram pendant que nos démocraties se transforment en oligarchies fascistes. 

J’insiste sur le fait que transmettre le positif comme une vision ne peut se faire sans un engagement envers la déconstruction des biais idéologiques qui nous sont transmis par l’éducation, la socialisation, les relations et la consommation. Quel meilleur espace que les médiums artistiques pour toucher, en toute liberté, à notre temps, capturer, comme l’on fait des centaines de milliers d’artistes engagés avant nous ? Mon point, je le crois, se dessine enfin. Être un artiste, de nos jours et s’affirmer passif, sans message, sans vision, me paraît vide. Alors que la planète saigne et brûle, que les femmes sont prises pour cibles des pires violences, que les discriminations se creusent partout et que la bienveillance n’est plus une valeur conquise, que devenons-nous ? Des machines, des créateurs reproducteurs des grands désirs d’affirmation capitalistes ? Des signataires de contrats nous privant de ‘toute créativité’ dans l’exercice de nos fonctions ? Je me refuse de transmettre aux générations futuristes un tel constat de fatalité. 

Sans fermer les yeux sur le chaos mondial et le déséquilibre immense de nos humanités, nous pouvons voir la jeunesse se lever, crier des slogans gorgés d’amour et d’espoir, nous voyons des violeurs emprisonnés et des femmes se faire élire, certains d’entre nous se reconnectent à la planète après une privation industrialisée et intellectualisée, d’autres retrouvent leur altruisme quotidien et naturel pendant que moi j’écris et je témoigne de cette beauté des être qui ensemble, veulent changer des choses. 

Qu’on me répète encore que je me lasserai à vouloir changer le monde, je répondrais à nouveau que ce n’est pas le monde que je souhaite changer mais plutôt que les être s’ouvrent et se voient les uns les autres, dans toutes leurs vulnérabilités et dans leurs doutes. Nous sommes si fragiles, friables, à l’image des argiles désertiques nous avons besoin d’eau, la source de nos cœurs palpitant, je l’affirme ne se trouve jamais dans l’ignorance de la réalité.

Le mur sur lequel fonce toute une partie de la population nous fait de l’ombre à tous, il est immense, il est réel, on l’appelle plafond de verre, hétéro-patriarcat capitaliste ou encore enfer sur Terre. Mère,Humanité. 

Le désir de créer le beau, le neuf, l’original, l’instinct de rendre réelles nos idées et nos rêves resteront sûrement pour de nombreux artistes des objectifs assumés. Peut-être plus parfois que la recherche de la provocation pour toucher à l’état des choses en cours, dans tout notre contemporanéité. Lorsque je demande aux artistes de s’engager c’est aussi dans une forme de réflexion vis à vis d’eux-mêmes et de la place qu’ils occupent dans les livres, sur les étagères poussiéreuses de nos archives, questionnons-nous sur nos ancêtres et comprenons en quoi et comment ce que nous faisons et ce que nous transmettons aujourd’hui se doit d’être teinté, plus qu’en références, des œuvres d’antan et des traces de nos passés ? 

Plus que rendre hommage à nos idoles décédé.es, prenons des modèles actuel.les, vivant.es, inspirons-nous dans nos intentions des besoins de nos environnements, la tyrannie de la tradition et de l’égo doit s’arrêter. La transmission, ici, se dessine comme une possibilité à penser, en regard de soi et des autres, à considérer par respect envers nos ailleurs et les générations futures, l’engagement comme intrinsèque au sérieux des pratiques artistiques qui seront celles de demain, l’engagement non pas politique, mais humain, avant tout. 

 

¹ RE-VIEWING MODERNIST CRITICISM –, Mary Kelly, in Screen, vol. 22, no. 3, London, 1981.

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