Article originellement écrit pour la Revue Minorités Lisibles de l’Université de Montréal (2017) – Révisé en octobre 2019. Photographie « Talking to Vince » par Francesca Woodman, 1980
« Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers[…] D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.”
Roland Barthes, leçon inaugurale au collège de France, 1977
À la base de cette réflexion autour du thème de l’hétéronormativité se trouve un postulat fondateur : le langage, en tant qu’entité signifiante ne peut être soustrait à la notion de pouvoir. Qu’il s’agisse d’un pouvoir acquis par la langue ou enlevé à nous par celle-ci, les langages qui en découlent sont colorés par ce lien intrinsèque (Yaguello, 1992).
Or, dans des systèmes où les rapports entre individus et ceux entre individus et société fonctionnent indépendamment de ces normes, l’idée de pouvoir est sous-jacente. Parce que les normes existent, il existe une frange d’individus non conformes se trouvant exclus des processus de valorisation et de visibilité au sein de ces systèmes hégémoniques. Je parle ici du cadre normatif de l’hétérosexualité institutionnalisée qui “gouverne tant ceux et celles à l’intérieur de ses frontières qu’elle marginalise et sanctionne celles et ceux en dehors” (Rich dans Jackson, 2015, p.64). Je parle ici des personnes queer, trans et BIPOC non hétérosexuelles.
S’agissant du langage, l’hétéronormativité est présente dans les mécanismes de communication entre hommes, entre femmes, entre hommes et femmes, entre classes sociales, dans les cadres publics et privés, dans l’intime et dans le politique. Elle se fixe dans les modes d’interaction interpersonnels, dans les normes discursives ‘à propos’ des femmes, dans les capacités langagières de chacun, dans les registres féminins et masculins mais aussi dans les stéréotypes participant à la cristallisation de ces normes langagières (Yaguello, 1992).
La langue telle qu’elle est globalement conçue, constitue un élément fondateur de l’humanité telle que nous la connaissons. Le langage, vu selon une perspective linguistique, est l’ensemble des signes qui composent la langue : verbaux et non verbaux, signifiants et signifiés (Saussure, 1914, publié en 1916). Ces deux éléments structurellement liés à l’évolution des groupes humains et des sociétés ont été étudiés dans les domaines de la linguistique, l’anthropologie, la sociologie et les sciences de la communication depuis l’Antiquité pour n’émerger dans le monde académique qu’au début du 20ème siècle.
Langue, langue et genre : la sexualité comme ultime tabou
Au sein de ces recherches, existe une niche académique se concentrant sur l’étude des rapports complexes existants entre les langues, les langages et le genre (entendu ici comme la division binaire d’individuation liée au sexe : homme et femme). Dans le champ de la sociolinguistique, de l’anthropologie ou des sciences humaines plus largement, la nécessité de ces études devient rapidement unanime. Dans les années 1970, alors que l’enthousiasme envers le structuralisme s’essouffle en Europe, émerge le courant des Gender and language studies outre-Atlantique (Greco, 2014, p.12). Parmi les différentes problématiques auxquelles s’intéressent ces études, nous pouvons cerner un objectif de compréhension de “l’articulation entre genre, sexualité et langage” (Ibid.)
Parallèlement, dans les années 1980, une profusion de travaux féministes sont publiés, tâchant, grâce à des positionnements critique (Cf. Sandra Harding et sa théorie du positionnement) de déconstruire les idéologies hégémoniques, les systèmes sociétaux, sociaux et économiques dans lesquels les processus d’oppression et d’asservissement des femmes agissent. Les expressions ‘patriarcat’, ‘domination masculine’ et ‘hétéronormativité’ font leur entrée dans le vocabulaire des analyses critiques à visée de changement social. Dès lors dans les études de genre on étudie les phénomènes à travers ces lentilles afin d’y débusquer les marques du sexisme, de l’homophobie et de toute autre discrimination liée au sexe et/ou au genre. En effet, parce que s’intéresser au genre et au langage induit de remettre en question les normes linguistiques existantes, nombre de ces études furent labellisées ‘féministes’, à tort ou à raison.
Dans ce cadre, ceux qui se penchent sur la relation entre le genre et les langues examinent de près les influences que le premier a sur le second et inversement (Greco, 2014). Dans La face cachée du genre (2012), Natacha Chetcuti et Luca Greco définissent l’intérêt principal de ces études mettant en miroir les constructions des genres et les mécanismes du langage. Selon eux, elles nous permettent de visualiser plus clairement les “articulations entre structures langagières et représentations sociales, genre et rapports sociaux de sexe […] dans une perspective non critique […], une vision référentialiste du langage” (Chetcuti et Greco, 2012, p.11). Par ailleurs, ce champ de recherche, au fur et à mesure de son expansion, s’est vu prendre divers chemins qui nourrissent aujourd’hui de manière transversales l’ensemble de ces questionnements :
“sociocultural linguistics (Bucholtz et Hall 2005), […] language et sexuality research (Cameron et Kulick 2003), […] queer linguistics (Livia et Hall 1997, Motschenbacher 2010, Greco, 2013, […] feminist conversation analysis (Kitzinger 2000), […] feminist post-structuralist discourse analysis (Baxter 2003)” (Greco, 2014, p.22)
Femmes & Modes de discours : quel rôle pour l’arbitraire linguistique ?
Au travers du spectre critique issue des études féministe s, il importe de s’intéresser aux modes de discours des femmes car ceux-ci nous renseignent sur les évolutions des prises de pouvoir de ce groupe social historiquement sous le joug de la domination masculine. Aussi, un tel point de focus nous informe quant aux potentialités d’émancipation des femmes vis à vis de langage au sein desquels une prise de parole sérieuse et politique des femmes n’est pas prévu originellement (Yaguello, 1992). Plus précisément, et comme le démontre avec brillo Nancy Huston dans son essai Dire et Interdire : Éléments de Jurologie paru en 1980, les registres d’usage courant en langue française soustraient de leur potentialités un féminin respecté. En France, les injures communément proférées sont positionnées sur un lexique sexuel et sexiste dans lesquels les femmes sont tantôt des objets, des réceptacles de fantasmes et de projections et, plus essentiellement, des mamans ou des putains.
Le cadre d’analyse de cette réflexion se situe dans les limites de l’espace d’expression des femmes et des féministes dans un contexte de libération de la parole des femmes. Cet espace est inscrit dans un mode sociétal hétéronormatif qu’il va être question d’expliciter au regard de ma problématique :
Le fonctionnement normatif du langage peut-il être transformé et utilisé au profit des enjeux féministes contemporains et d’une agentivité des femmes au travers de la langue par soi et pour soi?
#metoo, entre prise de parole et backlash systématique
Cet article se penchera plus spécifiquement sur les enjeux féministes contemporains ayant comme but de remettre en question les formes langagières soumises aux normes hétérosexuelles. Parmi elles, nous comptons les débats actuels sur la féminisation des noms de métiers, mais aussi le phénomène #metoo mettant en exergue une prise de parole collective des femmes contre les violences sexuelles structurelles et la culture du viol.
En France, au grand desespoir des combattantes féministes, l’Académie française, plus haute institution régissant la langue, s’est battue bec et ongle pour ne pas faire évoluer les normes de langage au delà d’une féminisation « relative » des noms de métiers. En février 2019, après des débats houleux à l’assemblée nationale, le site web de l’Académie française publie cette conclusion :
Cet exemple met en exergue les barrières existantes en France, mais pas seulement, vis à vis des potentialités nouvelles du langage reconnaissant le pouvoir d’action et d’autodétermination des femmes. Si le temps m’était offert et les ressources nécessaires disponible pour démanteler étape par étape le système autorisant ces barrières de pérenner, je le ferais. En attendant, je me contenterai de montrer en quoi et comment la subversion de ces normes est possible et plus encore, nécessaire.
Afin de poursuivre ce but, l’explicitation du standpoint feminism ou “point de vue situé” par Sandra Harding (1986) constitue un point de départ. Comme l’expliquent clairement Bracke et Bellacasa : “La théorie du positionnement affirme que le savoir produit dans les marges et formulé de façon collective est potentiellement plus fiable et susceptible d’accroître l’objectivité du savoir traditionnel” ( 2013, p.48). En effet, je conçois les détracteurs de l’hétéronormativité comme producteurs premiers du savoir en question car c’est par eux et leurs actes de langage que nous pouvons comprendre les espaces à prendre, par la langue.
D’autre part, notons la pertinence de la notion de “collective consciousness” (Mc Kinnon, 1982,1987 dans Haraway, 2001) agissante dans la pratique féministe des femmes dont l’expression sera étudiée au regard de la manifestation de leur agentivité par le langage.
Enfin, c’est au travers d’une lentille intersectionnelle que sera développée mon argumentation. Il me semble indispensable de croiser les problématiques de genre, classe, race et sexe dont les implications intrinsèques sont loin d’être imperméables les unes aux autres. Dans un article sur ce point de vue épistémologique, les auteures Catherine Flynn, Dominique Damant et Jeanne Bernard écrivent : “Cette approche de la domination se déploie par le biais des rapports constituants [la domination] c’est à dire que l’analyse ne repose pas sur des catégories sociales prédéfinies qui s’influencent mutuellement mais qu’elle s’appuie sur la co -construction de ces catégorisations” ( 2014, p.34).
Bibliographie
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