Ce texte est la préface d’une pièce de théâtre intitulée « Toutes ces nuits passées » , originellement titrée « Électrocardiogramme d’un amour ».
« S’il suffisait qu’on s’aime, s’il suffisait d’aimer
Si l’on changeait les choses un peu, rien qu’en aimant donner
S’il suffisait qu’on s’aime, s’il suffisait d’aimer
Je ferais de ce monde un rêve, une éternité »
Céline Dion
Mais alors, s’il suffisait vraiment qu’on s’aime, s’il suffisait vraiment d’aimer, qu’est -ce que cela changerait ? Où est-ce déjà le cas peut-être, dissimulé sous des couches de sarcasme, cultivés avec soin par les humains cyniques, adorant en cachette, les yeux remplis de larmes, les clichés de l’amour quand celui-ci s’en va, les poursuites infernales d’un amant qui déjà, fatigué du tumulte un instant les quitta. Serions-nous un peuple d’éternels insatisfaits ? Sacrifiant au bonheur l’accumulation des bribes d’illusions de celui-ci, que l’on aime voir se refléter dans nos pupilles dilatées sur la glace polie de notre solitude ?
Il est vrai que rares sont les histoires lisses, calmes, sans sursaut, sans complications. Et quand on les observe de loin, on ose les qualifier de tristes, banales, mornes, sans intérêt, sans piquant, bref, pas intéressantes. A l’image de la ligne immobile sur la machine, une histoire lisse semble annoncer la mort de l’amour. Quelle triste conclusion, quel triste sort accolé à celui des amoureux qui s’aiment paisiblement, dans la chaleur de leur logis, sans déranger personne. Pourquoi faut-il absolument que l’amour soit flamboyant pour être reconnu ? Pourquoi faut-il que l’amour soit reconnu pour qu’il importe ? En suivant ce chemin de pensée, il m’est difficile alors de ne pas pointer d’un doigt accusateur ce concept de l’amour, que j’estime tantôt complètement surestimé, et tantôt je l’aperçois, au travers de mes paupières quand la plus caressante des lumières que ce monde puisse jamais m’apporter. Est-il possible de passer au-dessus de la nature intrinsèquement ambivalente de l’amour ? Sommes-nous seulement capables de l’accepter comme une force obscure renfermant en son sein un noyau de pureté, capable de réveiller d’un sommeil assassin les âmes les plus sombres ?
Je me demande si nous sommes tous capables de ressentir cette forme d’amour pure prêchée par les grands sages de ce monde. Nos cœurs sont finalement – sauf exceptions anatomiques- tous les mêmes, les mêmes ventricules, les mêmes vaisseaux dans lesquels voyage à toute vitesse notre sang bouillonnant, impatient de visiter les méandres rougis de notre corps, territoire fermé, sans cesse renouvelé, nos cœurs sont tous les mêmes, ils sont tous différents.
Nos enveloppes et ce qui les remplissent, malgré qu’elles puissent différer grandement tant en apparence qu’en substance, ont les mêmes fonctions essentielles dont le succès est garanti par le bon état de marche de nos organes dans la grosse machine du corps humain. En somme, les similitudes qui nous rassemblent sont bien plus grandes que nos différences, alors comment se fait-il que quand il s’agit d’aimer nous nous sentîmes tous si uniques dans le désespoir et dans la joie ?
Lorsque l’amour nous « tombe » dessus, il semblerait que notre soi en quelques magiques instants s’individualise et devienne l’exclusif réceptacle des émotions, allant de l’affection à la haine en un millième de seconde. Mais pourtant nous savons que les sentiments amoureux sont essentiellement les mêmes pour tous. Les papillons comme l’étau cruel qui enserrent nos âmes nous les partageons avec le reste de l’humanité. Les sautes d’humeurs comme les doux réveils aux côtés de nos amours nous les connaissons de la même manière. La preuve en est visible dans les innombrables récits d’amour écrits depuis que les langues existent. Alors qu’est ce qui varie ? Quel est l’élément d’unicité réelle qui nous fait penser l’amour comme la solitude même ?
La littérature regorge de sentiments, elle dégouline de prose lyrique contant avec moult détails les déambulations de l’Humanité dans les corridors de l’amour. D’Aristote philosophe, en passant par Anaïs Nin jusqu’à la musique pop qui vocifère l’exutoire amoureux au travers de vers délicieusement chantés, nous sommes enveloppés dans le brouillard opaque du sentiment humain le plus valorisé. Ainsi est notre réalité quotidienne pour nous autres peuples en sécurité, à l’abri dans nos chaumières chauffées, nos vies strictement réglées par les obligations de nos sociétés. Dans cette apparente monotonie, qu’est ce qui fait tourner les têtes : l’amour, le trop-plein d’amour ou le manque d’amour. Dénominateur commun à nos errances donc, encore et toujours l’amour. J’ai donc décidé de le regarder en pleine face, et d’observer ce sentiment comme une rythmique inévitable de la vie humaine, comme la mélodie de fond de nos existences.
J’insiste plus encore sur le rythme. Voilà donc ma définition personnelle, cent pour cent subjective de la fonction de l’amour dans nos vies : il est le rythme que nos corps, nos cœurs et nos esprits suivent, il est le rythme de nos remous intérieurs, il est la ligne elliptique que nos pensées suivent, et si l’on devait le modéliser, il serait reconnaissable comme l’électrocardiogramme de nos amours.
Voilà comment je représente nos amours qui s’enchaînent, se lient et se délient, se nouent et se dénouent. Comme une fragile épopée géométrique, composée de failles et de pics, grandiloquentes chutes et fantastiques remontées. Au creux des montagnes de cette ligne se cachent des lacs de larmes tandis qu’au sommet s’élèvent des chants magistraux, dont la clarté s’étend dans les cœurs alentours. Il faut savoir alors plonger nos pieds timides dans ces eaux colorées, et écouter sans haine les chansons adorées, adorantes des amants, qui, du haut de leur montagne respirent l’air glacé et nous envoient leurs ondes, leurs souffles pénétrés des joies de ce monde, il faut les capturer. Il faut, sans hésiter, d’un élan attraper les effluves de l’amour. Il ne faut surtout pas les laisser s’envoler, il faut sauter peut-être, sur un pied s’appuyer, prendre le risque, tomber, chavirer un instant, pour juste saisir le jour qui réside somptueux dans les yeux de l’amour. Quand bien même il serait trop dangereux de sauter, le lac en bas est doux, il saura vous sauver, de sa flaque timide, saura vous requinquer pour mieux vous propulser à nouveau dans la ronde, la délicate ronde de l’amour épuré.
Je vais donc m’aventurer le cœur ouvert dans les collines du palpitant, m’arrêtant parfois dans ses vallées dorées pour tenter d’y trouver des réponses, tenter d’en approcher les recoins les plus sombres, tenter d’en observer les délicates ondes, en somme je vais plonger dans l’amour à pieds nus, yeux fermés, paumes tendues. J’entends déjà entre les lignes soupirer les aigreurs, je vois les mots suer les larmes de mon corps, je sens mes muscles tendus résister les ardeurs, mais je suis prête enfin à sauter à pieds joints dans l’immense douceur que me procurent ces peurs, une fois qu’elles sont passées je ne peux que les aimer.
Ces textes sont en prose, en poèmes ou en songes, ils sont mémoire et rêves dans lesquels on voyage démunis de nos armes, délestés des mirages, du pur du cru du sang, de l’eau du feu du vent, dans nos organes je veux provoquer l’émouvant, le grand, le beau, le géant qui dévaste, qui prend et qui enlace, je veux nous renvoyer dans nos enfances aimantes, dans nos souvenirs, nos transes, je veux des mots qui grondent, qui crient gorge grandes ouvertes, nous sommes en vie enfin, nous sommes enfin vivants.
Alizée Pichot