Photographie par : Vin Tage
Je rencontre Daphné pour la première fois dans un appartement parisien. Ce n’est ni chez elle, ni chez moi. Nous sommes sur le lieu de tournage de Pieuvre, un projet audiovisuel dans lequel elle joue un personnage clé : une femme sexuellement affranchie et au coeur d’un groupe d’amis qui semblent tous (elle y compris) naviguer avec avidité dans les eaux troubles des romances d’aujourd’hui.
Daphné Huynh (prononcer :win:) est une danseuse, une actrice, une voix que l’on oublie pas et un regard aussi sérieux que rieur, et un corps, comme un autre, oui, mais mouvant, au rythme de l’art et de ses envies. Ancienne élève du conservatoire d’art dramatique, cette belge de 25 ans est une femme à l’énergie débordante. A l’heure où de nombreux artistes sont repérés sur internet, c’est sur Youtube que Daphné propose ses premiers numéros. Pole dance ? Non, comédie avec son ami Hugo et leur chaîne hilarante whhhy, puis dans The Kidults, la web série d’Arthur Vauthier. Depuis c’est une belle route qui se trace, elle alterne les rôles, les actes, les projets, en prenant soin toujours d’animer sa liberté, de nous faire rire tout en nous émouvant de sa gouaille sensible et de son charme. 2019 commence en fanfare avec le spectacle Ce qui arriva quand Nora quitta son mari au Théâtre des martyrs à Bruxelles, une pièce écrite par Elfriede Jelinek dans laquelle Nora jouera du 8 au 27 février aux côtés de 10 autres comédiennes dans une exploration des corps-objets des femmes et de leur propension à se libérer de ce statut poussiéreux.
Au coeur de ses pratiques, une passion, celle d’endosser des rôles dans la sincérité et le désir d’exprimer du vrai, des choses qui la touchent ou en tout cas qui l’amènent à parler à travers d’autres spectres que le sien. Daphné Huynh et ses multiples facettes nous amènent à explorer des pratiques encore jugées comme réductrices pour la femme : l’effeuillage, le fait d’être modèle nue, le corps dévoilé sans autre forme de procès.
Lors de notre entretien, Daphné m’a partagé spontanément ses pensées et ses ressentis sur une vision de son travail qu’elle veut ouverte, provocatrice et engagée vers la bienveillance mais qu’elle sait aussi en proie de la critique conservatrice. Évoluant dans des milieux où les perceptions des femmes, des différences et des particularités de chacun.e sont plus que respectées, sont mises en valeur sous spotlights et paillettes, âme et corps se fondant dans une transe artistique et sociale dont je refuse de me passer.
Photographie par Cécile Joulia
Quel est ton premier souvenir marquant d’épanouissement artistique ?
J’ai un souvenir marquant d’un cours de théâtre au conservatoire de Lille, on faisait un exercice d’improvisation. Pendant 20 minutes, en jouant, j’avais vraiment oublié tout, où j’étais, qui j’étais, pourquoi, comment…J’avais l’impression que cinq minutes s’étaient passées et en sortant de là, je me souviens vraiment m’être dit : « Okay, là, je ne peux pas faire autre chose ». Si je ne faisais pas du théâtre ma priorité, je me suis vue à 40 ans sauter par la fenêtre ! (rires)
Je ne veux pas vivre dans le regret de ne pas avoir tout tenté, de ne pas être allée au bout de ce que je peux faire. C’est un peu ma philosophie.
Si tu avais un alter-go, comment le définirais-tu ?
Ohhh, this is complicated ! J’en ai plusieurs mais ils se complètent tous. J’en ai disons deux principalement… Il y a Winnie Pelteez qui est mon personnage d’artiste burlesque et de pole danseuse. Un peu sexy mais qui fait parfois des trucs émouvants aussi, enfin je crois. Et il y a Daphné Bitch (rires) qui est mon surnom ! Plus sérieusement, on m’appelle comme ça parce que ça définit un peu toute l’imagerie qu’il y a derrière ce que je véhicule sur internet ou dans mon style vestimentaire, ma façon de danser, mes choix par rapport à mon corps, à la liberté de s’exprimer, de montrer ce qu’on veut. Donc Daphné Bitch c’est un peu ça… C’est moi sans être complètement moi non plus.

Oui je suis cette personne un peu extravagante, extravertie, qui porte des trucs blingbling, hyper girly, hyper pute et qui l’assume totalement et en même temps on pourrait se dire « oui, du coup elle est superficielle ». Certains pensent que c’est incompatible avec le fait d’aimer, par exemple, la randonnée dans la gadoue, ou lire des livres… Ils pensent que si tu écoutes Britney Spears, tu peux pas apprécier du Bach. Il y a plein de choses comme ça qui font que Daphné Bitch et Daphné sont quand même la même personne mais la première est un personnage construit par tout ce que j’aime dans la vie d’un peu funky.
Que cherches-tu dans tes différentes pratiques artistiques, le jeu et la danse en tant que mouvements du corps et de l’esprit ?
En tant qu’actrice et en tant que danseuse, les deux disciplines se complètent. Je crois qu’on est une meilleure danseuse si on arrive à exprimer un truc plus fort que si on est juste techniquement parfaite. Et pour une actrice, le fait d’être danseuse, d’avoir une conscience plus accrue de son corps. C’est un plus non négligeable pour incarner le texte autrement et se sentir à l’aise face au public ou à la caméra.
En pole dance, je ne véhicule pas forcément de message précis sauf celui d’être sexy et d’y prendre du plaisir. Mais j’ai tout de même deux numéros plus « sensibles ». Dans le premier, je suis un clown triste, et dans l’autre, (très important pour moi), je traite du slut-shaming « ordinaire ». En introduction, j’ai enregistré des amis en les forçant à dire des choses horriblement banales et violentes comme « C’est pas le genre de filles que tu revois » on parle de la stigmatisation des femmes libres sexuellement. Avec ce numéro, le message que je veux faire passer c’est que , en tant qu’artiste qui plus est considérée comme « femme libérée » , on est sensibles à ces propos dans notre quotidienneté alors que notre façon d’être, en soi, n’agresse personne ».
Nous ne sommes pas qu’un corps prêt-à-l’emploi destiné aux fantasmes, on est des femmes comme les autres, avec des sentiments et tout le reste.

Est-ce que tu le vis toi dans ton travail d’actrice le double-standard ?
Oui ! Pas tous les castings, mais c’est vrai qu’on me propose plus spontanément des rôles dans lesquels il y a de la nudité ou encore de la sexualisation parce que les gens savent que je ne suis pas mal à l’aise avec ça. Mais ça peut aussi devenir un cercle vicieux. Pour l’instant, en tout cas cette année, ce n’est pas trop le cas. J’espère arriver à trouver une chouette balance là-dessus. Je ne suis pas bonne qu’à montrer mes fesses – même si j’adore ça (rires) !
La danse burlesque, telle que tu la pratiques, possède ses propres codes d’expression et sa culture, dirais-tu, que toi aussi, à travers ces personnages, tu essaies de faire passer un message ?
Le burlesque m’a attirée parce que je trouvais ça formidable de voir autant de corps, d’âges et de genre différents, sur scène, sans tabou, sans honte, sans gêne ! La cellulite, un bout de gras qui dépasse… On n’en a rien à faire ! La personne sur scène a l’air d’avoir tellement confiance en elle, en ce qu’elle dégage… c’est la seule chose qui importe.
Personnellement, je cherche une espèce de transformation dans mes numéros. Je commence par une énergie qui sera très différente de celle de la fin. J’aime beaucoup jouer sur l’expectative, la surprise, faire vivre des personnages de gosses qui m’ont fait rêver comme Betty Boop ou Alice au Pays des merveilles.
Avec le burlesque on prend vraiment conscience du large panel de beautés qui existent. C’est tellement plus que juste de la plastique. C’est la présence, l’aura, un truc qui s’exprime sur scène. Tu vois, ma mère s’interroge encore sur la nudité, le besoin d’être nue. Je lui réponds que le fait de se mettre à poil n’est pas juste un geste artistique, c’est aussi un geste politique. C’est affirmer qu’un corps est un corps, que nous n’avons pas à en avoir honte. On peut le sublimer et chaque corps, qu’il monte ou pas sur scène, est beau.
Dans ta vie d’artiste, est-ce que tu te considères comme multidisciplinaire ou utilises-tu une autre expression pour désigner cette diversité ?
Une de mes collègues actrices m’a dit récemment qu’elle trouvait que je m’étais très vite trouvée artistiquement, et que ce n’était pas donné à tout le monde, même chez les plus « anciens ». Je ne sais pas si c’est vrai, mais ça m’a touchée qu’elle me dise ça. Je me considère effectivement comme pluridisciplinaire, mais je ne sais pas si ça veut dire grand-chose. Je m’intéresse à beaucoup de choses différentes, comme beaucoup de monde, la danse, l’acting, le mannequinat, la musique, la photographie, l’écriture… Je suis curieuse de tout et quand quelque chose me passionne vraiment, j’ai du mal à ne pas aller jusqu’au bout et à ne pas en faire mon métier !(rires) Plus sérieusement, j’ai souvent entendu, « fais attention à pas trop te disperser », et pendant plusieurs années j’avais des doutes là-dessus mais je crois qu’on est capables de faire tout ce que l’on veut si on s’en donne les moyens et qu’on le fait bien. En tout cas, l’acting reste mon premier amour et est à la racine de tout le reste.
Dans ton quotidien, tu gravites dans les milieux LGBTQ+, queer et féministes, notamment au cabaret mademoiselle, à Bruxelles. Que t’apportent ces personnes et en quoi t’insères-tu dans ces luttes ?
Je baigne à fond là-dedans. Dans ma vie intime, je ne me considère pas comme queer mais cela ne m’empêche pas de graviter dans ce monde-là tous les jours et de trouver ça fantastique et inspirant. Le travail de beaucoup de gens avec qui je collabore est aussi féministe, quelque part. Il faut remercier les artistes LGBTQ. Je trouve ça beau et important. L’Art n’est pas que hétérocentré… C’est un peu triste sinon.
Pour ma part, je fais des choses qui peuvent ne pas paraître « féministes » au premier abord. Mais c’est que du contraire. Le fait d’assumer, de montrer, d’exprimer ma sensualité à travers mon art est pour moi un positionnement féministe. Alors que certaines branches du féminisme diraient que je tombe dans le piège du patriarcat, que je m’objectifie pour mieux servir de la soupe… En assumant pleinement, je prends le contre-pied de tout ça. En tant que féministe, je ne vois pas pourquoi nous n’aurions pas le droit d’être sexuelles et de le montrer, pourquoi nous n’aurions pas le droit de séduire, … de faire ce qu’on veut en fait.
Enfin, quand je pense à ton travail, une formule me vient en tête « Le corps à l’œuvre », cela te parle-t-il ?
Oui ! Oui ça me parle ! Mon corps est clairement mon outil de travail, même en tant qu’actrice, si je me casse le pied, c’est foutu… Grâce à toutes mes expériences et à toutes les belles rencontres que j’ai pu faire, je me suis rendue compte qu’un corps, c’est juste un corps ! Tu vois, en France, en Belgique, il y a ce tabou autour du corps, qui fait que c’est caché, que ça doit rester du domaine de l’intime, du privé… Avoir vu une telle variété de corps me fait dire qu’il faut arrêter cette sacralisation !

Notre propre perception du sexy, pas sexy, vulgaire, pas vulgaire, ça dépend aussi de ces normes là, tout dépend de la manière dont nous présentons nos corps au monde. Finalement, le corps à l’œuvre, c’est apprendre à s’accepter – avec ou sans complexes – et jouer avec. Qu’il soit sexualisé ou pas, le corps fait peur. Et plus il y a aura de corps à l’œuvre, et mieux ce sera pour tout le monde.
Pour suivre le travail de Daphné :
La page caliente de Daphné Bitch
Winnie Pelteez et ses numéros géniaux
Le cabaret mademoiselle à Bruxelles
Le spectacle Ce qui arriva quand Nora quitta son mari
Et pour d’autres d’articles de PEACH JOURNAL c’est par ici ! 😀 MERCI !