Cette semaine, je me suis rendue au cinéma du parc pour assister à la projection de Yours in Sisterhood, un film d’Irene Lusztig. Dans le cadre du RIDM, les rencontres internationales du documentaire de Montréal, ce long-métrage est différent dans sa composition mais aussi dans sa forme, un savant mélange entre une expérience humaine et un besoin de compréhension des enjeux féministes de manière transversale.
Un film, mais aussi un projet, une quête qui s’est étendue de 2015 à 2017 à travers les États-Unis. Irene et son équipe, détentrices privilégiées d’un paquet de lettres adressées au magazine Ms dans les années 70 et 80, se sont lancées à la poursuite de la vérité en allant faire lire ces lettres à des femmes anonymes. Elles ont couru après le temps en tentant de déconstruire le fil rouge des sentiments et des difficultés des femmes restés silencieuses entre enveloppes et poussière.
Le magazine en question est né comme un supplément du New York magazine en 1971 mais devient vite indépendant. Il s’inscrit comme une entité à part entière et unique du mouvement américain de libération des femmes. Citoyennes aux quatre coins du pays, femmes, mère, adolescentes de toutes sortes et de toutes origines écrivent au magazine par centaines pour parler de leurs quotidien, de leurs éveils féministes, de leurs indignations, de leur colère.
Après avoir épluché ces archives pendant un été, Irene Lusztig sélectionne 800 lettres qu’elle se décide à faire lire face caméra à des femmes rencontrées sur sa route. Ayant en tête un projet de film mettant en valeur les enjeux qui d’anthologie préoccupent les femmes, son tri s’attache à discerner aussi les recoins les plus délicats du féminisme de l’époque et du féminisme transmis par Ms. magazine.
En effet, Yours in sisterhood est une production indépendante. Sa démarche n’est pas un moyen de mettre en avant le magazine mais plutôt de donner une voix à toutes ces femmes qui se sont exprimées dans ces lettres pour la plupart non-publiées.
Dans les sujets abordées dans ces lectures, on peut citer les inégalités salariales, les conditions de travail des femmes dans des environnements dominés par des hommes, les discriminations sexistes quotidiennes, les violences et les abus envers les femmes, le harcèlement de rue, la frustration mais aussi la solidarité, la reconnaissance d’avoir un espace d’informations et de soutien tout comme la mise en valeur de thèmes beaucoup moins traités comme la transsexualité, les enjeux de discrimination racistes ou encore le travail du sexe.
A l’époque, traiter dans un magazine d’oppressions systémiques avec une perspective intersectionnelle n’était pas une démarche aussi commune qu’aujourd’hui. Les luttes étaient encore plus séparées et les responsables de Ms Magazine des femmes blanches de milieux sociaux économiques plutôt aisés.
Lors de la discussion post-projection, Irene confie avoir choisi les lettres selon « what felt urgent, resonning right now ». Nous comprenons ainsi que malgré une volonté de rendre hommage aux femmes d’avant-nous et aux féministes de la seconde vague, il y a une réelle volonté d’impacter le public contemporain sur des points précis.
Dans un article publié dans le magazine torontois NOW, la journaliste Susan G.Cole adresse justement l’un des points les plus intéressant du travail d’Irene Lusztig :
The film’s value lies in uncovering the voices seldom heard at the time the letters were written, while pointing out how near impossible it is for one magazine to satisfy all women.
It’s also clear that almost all of the issues preoccupying women in the 70s have not gone away.[1]
Un voyage avec les Etats-Unis, une rencontre avec les femmes américaines
Au cours de la réalisation du long-métrage, c’est une réelle immersion au travers des états-Unis en tant que dizaines d’états, de régions avec des enjeux spécifiques que l’équipe voyagea. En allant rencontrer des femmes du midwest dont les voix et les visages sont souvent invisibilisés au profit des femmes des grandes métropoles, le public accède à différentes réalités de l’époque des lettres bien sûr mais aussi des réalités contemporaines.
En effet, une des forces de Young in sisterhood est d’avoir su laisser les femmes liseuses s’exprimer. Certaines d’entre elles partagent la proximité ressentie vis-à-vis des auteures de ces lettres. Les points de conjonctures entre les femmes s’ancrent sur des enjeux féministes toujours non-résolus : précarité, isolement, violences, discriminations, oppressions systémiques. Ce choix narratif illustre une volonté de mettre en lumière les écarts structurels existant entre les côtes étatsuniennes et le centre du pays, dont l’économie survit grâce aux industries et à l’agriculture de masse. Irene Lusztig parle de « geography thinking » lorsqu’elle évoque cette exploration. En termes féministes, cela nous mène donc à réfléchir plus en avant aux questions de la ruralité et de la distance prise par les féministes urbaines envers les femmes plus isolées, géographiquement.
Sur ce point, la chercheuse Rajeswari Sunder Rajan rappelle les points majeurs de cette division ancestrale très présente dans les pays dits « post-colonisateurs » :
The central role of the state; inequalities in social structures; the contrary pulls of nationalism and regionalism (or centralization and federalization); and the conflicts between ‘tradition’ and ‘modernity’. [2]
En allant à la rencontre des femmes que l’on entend pas et que l’on ne voit pas, Yours in sisterhood fait preuve d’un progrès inspirant. Ceci témoigne d’un élan au sein des pratiques féministes d’amener l’intersectionnalité à différents niveaux. Par exemple, elle fait lire une lettre à une femme qui partage après la lecture sa consternation au regard de l’auteure qui ne semble pas comprendre que ses facteurs d’existence diffèrent significativement entre une femme blanche et une femme afro-américaine dans les années 1970 jusqu’à aujourd’hui.
Un projet de recherche-création
Ce terme de recherche-création devient de plus en plus commun dans le monde de la recherche scientifique. Ce mot-valise illustre une diversité de pratiques traditionnellement rattachées à l’académie dans une démarche de réflexion scientifique couplée à un processus de création artistique. [3]
Ceci dit, les pratiques féministes étant encore peu intégrées dans les formations des méthodologies transdisciplinaires, je prends le risque d’ouvrir les perspectives en inscrivant la production filmique et intellectuelle d’Irene Lusztig dans ce cadre-là.
Plus précisément, c’est par la double association de la recherche des lettres, de leur tri, de la réflexion méthodologique du comment filmer, comment faire vivre les lettres, comment parler des enjeux féministes avec la préparation technique du film, la réalisation et le montage forment un tout cohérent.
Dans le cas de Yours in sisterhood, nous avons pour moi un cas d’école à considérer sérieusement en tant qu’illustration des pratiques féministes de par leur richesse et la profondeur des enjeux qu’elles traitent. Elles sont des sources informationnelles et scientifiques pour l’analyse et la compréhension des enjeux qui concernent les femmes et les minorités, en plus de productions artistiques pertinentes.
[1] https://nowtoronto.com/movies/reviews/hot-docs-review-yours-in-sisterhood/
[2] Rajan, R. S. (2003). Real and imagined women: Gender, culture and postcolonialism. Routledge.
[3] http://www.faecum.qc.ca/ressources/avis-memoires-recherches-et-positions-1/la-recherche-creation-une-meilleure-definition-pour-un-meilleur-financement