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Le devenir-femme ou le devenir-homme : vers une philosophie du devenir-soi.

J’ai longtemps pensé que devenir femme était un processus d’évolution personnelle sur le long terme. Depuis que Simone De Beauvoir a écrit avec justesse “on ne naît pas femme, on le devient[1]dans son ouvrage clé Le deuxième sexe publié en 1946, cette prémisse s’est inscrite comme une forme d’injonction sociale à tous ceux et celles qui chercheraient la femme en eux.

Intrigante  idée que celle de chercher et donc de trouver la femme en nous. Serait-ce une quête inégale puisque les hommes eux, le sont, socialement en tout cas, dès la naissance?

Après Simone et avant elle des auteur.e.s reconnue.s ont travaillé sur cette notion de devenir cruciale lorsque l’on cherche à comprendre comment et pourquoi les humains sont qui ils sont. C’est à mes yeux une question autant philosophique qu’anthropologique dans la mesure ou l’on s’intéresse à la dimension discursive de soi dans ce que l’on présente au monde mais aussi dans la manière humaine dont les êtres interagissent les uns avec les autres en tant que femme, ou homme ou entre les deux.

En fait, c’est le constat, l’acceptation globalisée de ce « on ne naît pas femme, on le devient » qui vient me chatouiller car il ne correspond plus à notre réalité contemporaine et occidentale dans laquelle de plus en plus de personnes refusent de s’assimiler à l’un ou l’autre des genres binaires.

Ce refus d’obéir est une subversion comme une autre, comme tant d’autres qui modèlent les mouvements dits d’ « opposition » mis en parallèle avec le système d’identification hégémonique étant une binarité des genres stricte et admise comme telle. L’idée de la désobéissance vient ici nous indiquer alors la présence fantôme-pas-si-invisible de la -encore elle- domination masculine. La chercheuse Liane Mosère dans un texte[2] étudiant la notion de devenir-femme chez Deleuze et Guatarri, confirme cette idée :

« Ce système binaire fondé sur l’opposition entre éléments par définition inégaux (la position des femmes se définit par référence à l’étalon homme, de même celle de l’enfant à l’égard de l’adulte, comme aussi celle de l’animal par rapport à l’homme doté de raison), contribue à dessiner un système arborescent où chaque point est relié au point dominant auquel il correspond — homme, adulte, humain » (p. 359 dans Deleuze et Guatarri, 1980[3])

Lorsqu’elle utilise les réflexions de Deleuze et Guattari, l’auteure nous renvoie en fait à des modes de pensée, des positionnements théoriques philosophiques qui sont ancrés dans des écoles de pensée spécifiques. Plus précisément, Gilles Deleuze et Félix Guatarri sont des héritiers de traditions qui vont à l’encontre des systèmes établis, du moins dans leur principe initial. Deleuze en tant que post-structuraliste foucaldien vise dans une certaine mesure à déconstruire des mythes. Guattari, de part son position clair dans la redéfinition des identités collectives rejoint Deleuze et ensemble, ils cherchent à saisir en quoi les notions de devenir et d’advenir sont modelées d’une part par les fonctions institutionnelles que par le soi évoluant dans le système.

C’est particulièrement ce dernier point qui m’intéresse et que je placerai presque en contradiction avec le premier. Suivez ainsi le fil de ma pensée : Comment, en opposant philosophiquement la fonction institutionnelle du genre avec l’identification personnelle du genre, nous comprenons la dimension immatérielle et mouvante du devenir-soi?

Avant de s’enfoncer dans le réflexif, précisions d’abord ce qu’implique le concept lourd de fonction institutionnelle du genre. Dans l’idée de fonction, on entend le son parallèle du « besoin ». Comme la nécessité de créer une entité dont la fonction serait de répondre à un besoin spécifique.

En d’autres termes, parler d’une fonction institutionnelle du genre convient à penser le genre en tant que rôle ou fonction répondant à un besoin social. C’est là que l’apport de Deleuze et Guarrati nous revient en tant que ces rôles correspondent à celui d’un dominé et d’un dominant, qui, lorsque ils fonctionnent, permettent aux dynamiques de pouvoir patriarcales de se réaliser sans encombre.

A partir du moment où il y désobéissance ou subversion vis-à-vis de ces fonctions sociales du genre, les individus sont face à une nécessité : comprendre, par soi-même, qui l’on est, et qui l’on veut effectivement devenir à l’extérieur de ces systèmes de normes imbriquées dans lesquelles la binarité régit l’ensemble.

Questionner la binarité en soi est un défi car dans l’acception de ces normes, c’est tout une discursivité qui s’invite dans la pensée. Une forme d’état statique des choses qui fait que si l’on contredit un élément du système, on remet en question l’intégralité du fonctionnement de ce dernier. Pointer du doigts le devenir-femme me pousse à questionner ce qu’on entend par un devenir-homme et en ce sens chercher à redéfinir ce que veut dire s’identifier dans un parcours du devenir en femme, en homme ou en soi.

On voit de plus en plus dans les nouvelles perspectives de représentation de la culture populaires des figures innovantes en ce qui tient de l’être-femme et de l’être homme. Comme je l’analysais dans cet article sur la série This is Us, nous sommes dans une ère de la réappropriation des identités effectives et moins dans une acceptation irréfléchie des normes de genre et des autres facteurs identitaires qui tendent à réaffirmer cette division binaire : homme/femme, hétéro/homo, blanc/noir, démocrate/républicain, religieux/athée etc.

En effet, il est plus qu’urgent de réfléchir à la question des représentations des figures masculines dans les médias et dans les transmissions de ces images dans le milieu familial et éducatif. La nature de ces images et ces représentations contribue à modeler chez les jeunes individus s’identifiant comme garçon d’une manière ou d’une autre un devenir-homme tantôt biaisé par les normes, tantôt limité ou dans le meilleur des cas, incomplet.

Dans l’ouvrage classique des études de genre Gender Trouble[4] écrit par la philosophe Judith Butler, elle utilise le terme performativité pour décrire les classes d’attitudes qui sont utilisés par les individus dans les systèmes hégémoniques pour négocier au travers de la binarité des genres. (Voici un lien vers l’ouvrage complet.) Dans ce sens, il nous est possible, en tant que consommateurs d’images et de messages, de regarder et d’entendre les choses à travers un spectre différent. Par exemple, se munir de ressources pertinentes pour changer de point de départ, se réapproprier le savoir sur l’identité qui nous anime.

Ici, l’ambition n’est pas de définir le devenir-homme mais à l’inverse d’enclencher l’abolissement de ces normes d’évolution des individus dans l’une ou l’autre de ces directions qui, malheureusement, sont enfermées dans des conceptions stéréotypées et malsaines.

Pour finir, j’initierai un mouvement de réflexion plus en accord avec les mouvements sociaux et de transformation des mœurs présent depuis les 10 derniers années médiatiquement mais représentant des êtres existants depuis l’aube de l’humanité. La communauté LGBTQ+ et plus particulièrement les membres non-binaires et trans nous apportent de par leur engagement et leur visibilité une vision alternative de cette dichotomie trop radicale homme/femme. Au travers de leur liberté d’être, leur choix de délivrer à la face du monde une autre version de ce que signifie être-humain, ces personnes nous livrent aussi une magnifique leçon sur ce que j’appelle depuis le début de ce texte le devenir-soi.

Comme celui de Loukas, jeune transgenre québécois s’identifiant comme un garçon, leurs récits de transition sont un apport exponentiels à cette réflexion. Grâce à eux et l’affirmation singulière d’un soi différent, nous comprenons le processus de construction d’identité personne comme un parcours et non quelque chose de fixe, d’immuable, d’un idéal à atteindre : Le devenir-genre.

Et pour les individus qui ne sont pas transgenres ou dont l’identité de genre est moins fluide, cette idée de devenir-soi a aussi du sens. C’est un espace de réflexivité pour tous dans lequel nous cherchons à assouplir les contours de nous-mêmes, pour ne jamais cesser de devenir qui l’on est, tout au long de la vie, en mouvement, en changement constant.

Pour aller plus loin :

Devenir homme (1/4) – « Junior, tu seras un homme mon fils » – Série de 4 émissions de radio

Ressource Habilo Média pour parler aux jeunes des questions de masculinité dans les médias

 

[1] De Beauvoir.S, (1946). Le deuxième Sexe – Tome 1, Les faits et les mythes, Gallimard, Paris.

[2] Mozère, L. (2005). Devenir-femme chez Deleuze et Guattari: Quelques éléments de présentation. Cahiers du Genre, 38,(1), 43-62. doi:10.3917/cdge.038.0043.

[3] Deleuze.G  et Guatarri, (1980). Mille plateaux. (Suite et fin de) Capitalisme et schizophrénie. Paris, Minuit « Critique ».

[4] Butler,J, (1990), Gender Trouble : feminism and the subversion of identity, Routledge, NYC

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