Ce nom vous est peut-être inconnu, mais j’espère qu’il ne le sera plus pour longtemps. Peu importe votre genre, votre âge et de votre milieu, ses mots peuvent vous toucher, vous choquer, vous interpeller. Quelle que soit l’émotion que son propos vous suscite, je doute que quiconque y demeure insensible. La lucidité de Nancy Huston sur ses contemporains est d’une sensibilité rare, qui fut pour moi une révélation absolue.
Pendant trois mois j’ai vu chaque soir cet ouvrage sur mon étagère, repoussant à chaque fois l’occasion de tourner la première page. Pourtant, tant de bien m’avait été dit de ce livre, Reflets dans un œil d’homme. La quatrième de couverture annonce la couleur, décrivant un texte fort, aux ambitions multiples et fondamentalement novateur : « Partant de ce constat simple mais devenu anathème, Nancy Huston explore les tensions contradictoires introduites dans la sexualité en Occident par deux phénomènes modernes : la photographie et le féminisme. ».
Le féminisme, ce terme provoque tant d’émoi, revêt dans nos sociétés occidentales un costume de grand démon, crachant du feu dès qu’il le peut. Remettons un peu les choses à leurs places, ne sommes-nous pas toutes féministes, nous, femmes ?
Avant même d’être familiarisée avec le féminisme, j’ai grandi aux côtés d’une mère. Elle fut un guide et un exemple de force incomparable dans mon adolescence, tout autant qu’une Némésis qu’il était question de contredire à chaque occasion. Avec le recul, je ne peux m’empêcher de penser que malgré tous les efforts entrepris pour me différencier d’elle, ceux-ci n’ont fait que nous rapprocher. Les épreuves traversées, les douleurs, les combats de chaque jour, tous comme la maternité, le mariage et la vie professionnelle sont des preuves tangibles de la qualité bancale des conditions de vie des femmes françaises. Chacune des étapes de sa vie eut comme début et fin son état féminin à la base. Ce sont ses récits de vie qui m’ont permis de saisir cela plus tard ; qui me permettent aujourd’hui de vivre ma vie selon un principe unique, celui d’être indépendante et libre à tout prix. Je suis consciente à quel point mener son quotidien selon ce principe est une chance inouïe, que seule une infime partie des femmes de ce monde peut prétendre suivre.
C’est pour cela que j’écris ce texte aujourd’hui, pour tenter de diffuser une pensée juste, douloureuse de réalisme et plus utile que jamais, celle de Nancy Huston. C’est parce que nous avons tous une mère, des sœurs ou des amies quelque part qui ont souffert parce qu’elles sont femmes. Ne vous désolidarisez pas, ce serait un coup de poignard de plus, celui qu’on ne leur a pas encore donné.
J’ai longtemps été en colère contre une entité abstraite, difficile à cerner, une espèce de hargne interne manifestée par toutes sortes d’actions discrètes et souvent mal placées. En colère contre les parents, en colère contre l’école, et plus que tout en colère contre moi-même de ne pas savoir quand parler, quand m’exprimer, ni comment. Le pain quotidien de l’adolescence et de l’entrée dans l’âge adulte me direz-vous ? Oui, et je suis chanceuse d’avoir pu me débarrasser de cette colère là, pour en acquérir une autre, plus virulente encore, celle que je crie par mes mots et par mon rire, et qui me pousse à défendre mes opinions et les injustices dont je suis témoin au quotidien. Cette voix m’est apparue pour la première fois quand il fut question de parler de ma bisexualité. Alors que je me découvrais différente, plus éveillée que la veille et moins que le lendemain, je fus confrontée à diverses formes d’incompréhension et d’un déni certain. A l’époque, je ne ressentais pas vraiment l’envie de sortir de ma bulle, et je n’en ai d’ailleurs pas eu le besoin car elle fut vite brisée par les remarques adjacentes, ne faillant jamais d’évoquer avec loquacité ma différence, et la validité précaire de celle-ci.
Voici un de mes premiers souvenirs d’injustice d’adulte, et de femme. Jugée sur ma sexualité, ma dite frivolité, et une quantité de qualificatifs d’une créativité ahurissante décrivant un mode de vie et une sexualité en dehors de la norme. Puis vinrent les sifflements dans la rue, les actes sexistes dans un espace social (l’université) qualifié de d’émancipateur et libertaire, les témoignages d’amies malmenées par des hommes, des histoires familiales ressurgies du passé, chacune de ces parcelles de vécu m’a poussé à m’interroger sur ma vision de la vie, qui je le reconnais, était sûrement un peu trop dichotomique : d’un côté les gentils, de l’autre les méchants.
Alors non, le féminisme ne m’est pas tombé dessus comme un grand coup sur la tête. J’ai pris le temps de l’apprivoiser, de me faire ma propre définition, de débattre pendant de longues heures avec des groupes de personnes diverses, menant à des conflits bruyants et souvent sans issue palpable. Cela dit, je suis fière d’être féministe et de me battre pour les femmes, leur statut, de défendre un équilibre social à l’intérieur duquel les individus de tous genres pourraient vivre en harmonie, un espace ouvert aux sexualités et enfin et surtout, pour des sociétés égalitaires et enfin justes. Ce sont des belles ambitions que je viens d’énumérer, des ambitions que je ne manquais jamais de déblatérer les unes à la suite des autres sans prendre toujours le temps d’écouter mon interlocuteur, enfermée dans mon monde d’idéaux, presque réfractaire à l’autre.
Et puis j’ai lu Nancy Huston.
Son ouvrage explore le paradigme de l’image de la femme dans le regard de l’homme, qu’il soit biologique, photographique, fictionnel, elle décortique les mille et une facettes réfléchies des êtres malheureusement nées avec des organes sexuels féminins, oppressées pour ce don de la nature depuis la naissance. Selon sa propre expérience, celles d’amies, d’amis, de femmes célèbres de notre ère, Nancy Huston entend replacer dans son contexte un féminisme non-statique, qui s’adapte aux époques, sans qu’elle ne se plie aveuglément à ses principes. Au contraire, elle s’emploie au long de ses trois-cent-vingt-six pages à démonter une idéologie féministe obsolète dont les bases lui paraissent réductrices et nient depuis des décennies les différences qui existent entre les sexes et qui sont à prendre en compte au regard des rapports entre les sexes (et les genres, mais c’est une autre question). Loin d’être un manifeste réservé aux femmes, son argumentaire s’adresse à tous, nous mettant en face de nos contradictions, et de nos propres actions, subtilement implémentées dans nos mœurs et nos façons d’agir au fil des siècles et des sociétés industrialisées.
Percutée à chaque page, je me suis remise en question tout au long de la lecture, en tant que femme, en tant qu’amante, en tant qu’individu scruté, en tant qu’image mais surtout en tant que féministe. Je me suis sentie rassurée dans ma féminité, qu’elle soit maquillée, nue, perchée sur des talons hauts, boutonnée dans une chemise d’homme, ou encore voilée, la féminité n’est pas un état en soi, elle est ce que chacune d’entre nous en fait, et c’est une des raisons pour lesquelles il est essentiel de la défendre. Nos succès, nos désillusions, nos amours et nos pertes en tant qu’humains sont parfois pour certains et souvent pour d’autres liés à notre sexe. Il est urgent que cette norme de reproduction des discriminations et des inégalités liées au sexe soit abolie, urgent que chacun se sente concerné par le sort de sa voisine et de son voisin. Voisin oui, car les hommes ne sont pas épargnés par l’iris acerbe de la société, qui pointe du doigt la faiblesse et la vulnérabilité, validant à l’inverse l’hyper-masculinité qui transforme l’homme contemporain en un équilibriste cherchant sa place dans l’obscurité du quotidien, éclairé seulement par son reflet déformé, dans le miroir de la société.
Parce que Nancy Huston et sa plume éminemment acérée m’ont donné envie de garder ma tête haute et de la maintenir en place, je ne formulerai que trois injonctions sommaires, dont la simplicité est inversement proportionnelle aux enjeux abordés : ouvrez les yeux, lisez, et exprimez-vous ; nous en avons tous besoin.